L’abandon règne dans ce splendide film. C’est l’abandon de l’enfant par ses parents qui le poussent à fuir le foyer familial, si l’on peut encore qualifier ça de ce nom : les deux parents sont en instance de divorce, cherchent à vendre leur appartement, et parfois ne vivent même plus dans cette maison, laissant seul le petit Aliocha. Lui justement semble solitaire : il rentre seul de l’école, ne joue pas avec les autres garçons, n’a qu’un seul ami malgré toutes ses relations sur les réseaux sociaux. Malmené par cette vie, il comprend que ses parents l’abandonnent et se disputent pour savoir qui n’en aura pas la charge. Ils ne voulaient pas d’Aliocha, n’en veulent pas et n’en voudront pas. Tout cela mène au tournant du film : Aliocha décide de fuir et le reste du film sera une longue traque pour le retrouver.


Loveless est avant tout un drame intime, entre un père et une mère qui ont déjà refait leur vie de leur côté et semblent prisonniers de leurs démons : lui le carriériste égoïste soumis à ses pulsions sexuelles, elle la narcissique superficielle esclave de son iPhone. On en vient même à se demander pourquoi ils recherchent leur enfant tant ils manifestaient un intérêt dérisoire pour sa personne. Mais la traque à laquelle ils se livrent met en lumière tous les dysfonctionnements de la société russe et de l’appareil étatique. L’amour absent du père et la mère, c’est aussi l’amour absent de la mère-patrie russe et l’abandon qui en découle. La défaillance de l’État, via la police qui reconnaît son impuissance à traiter l’affaire de la disparition et conseille de la laisser aux mains d’une association de bénévoles. La défaillance de la morale, quand il est suggéré que des parents n’hésitent pas à tuer leur enfant, laissant croire à des fugues. La défaillance de la famille, quand on assiste aux décalages entre les générations, aux parents qui n’aiment pas leurs enfants, aux enfants qui ne parlent plus à leurs parents. La défaillance de la société, victime du paraître et de la mise en scène des vies qui la composent.


L’histoire est d’autant plus triste que le film est d’une beauté glaçante. Le rythme est calme, le montage laisse le temps aux choses d’évoluer, la caméra est le plus souvent fixe, les mouvements sont lents, les cadres enferment toujours les personnages dedans. Tout concourt pour donner l’impression d’une réalité en décalage avec l’urgence de la situation. Zvyagintsev promène sa caméra dans les banlieues crasseuses de Moscou à l’heure où la nature se meurt. Les paysages naturels enneigées, effeuillés, décolorés, cassés, respirent difficilement la vie. Les paysages urbains bétonnés, délabrés, délaissés, trahissent eux aussi cet abandon, des gens ou de l’État russe. La couleur crépusculaire de la photographie renforce enfin cette impression de ruine et d’absence de vie, de chaleur humaine ou naturelle.


Peut-on voir dans le destin de ce petit garçon – et apparemment de beaucoup d’autres enfants fuyards – la trajectoire des « enfants » de la Russie, à savoir tous les nouveaux pays issus de la dislocation du bloc soviétique que sont l’Ukraine, les pays baltes, les pays -stan et autres ? Des pays déchirés, assumant un lourd héritage soviétique et encore marqués par une présence russe parfois violente, mais en même temps décidés à s’émanciper ? Le parallèle dressé entre la disparition de l’enfant – victime de l’éclatement du couple parental mais pourtant cible d’efforts effrénés pour être retrouvé – et le conflit russo-ukrainien alors en cours – comme une tentative pour la Russie de recouvrer ce qui autrefois était sienne – permet de se le demander.


Le petit enfant peut aussi simplement personnifier la Russie elle-même, mise à mort par sa propre chair. Personnifier un pays qui se meurt à petit feu, brutalisé par une Histoire qui a échappé à ses habitants, auxquels il ne reste qu'un héritage en ruine, lourd à porter. Comme un symbole, Aliocha est toujours habillé de blanc, de bleu et de rouge, les couleurs de la Russie.

gildasv
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le 21 juin 2017

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