Dans une scène à la cruauté rare, un homme et une femme se disputent jusqu'à renier ce qui était censé les lier à jamais : leur enfant. Cette scène inaugurale, dans son excès, son « trop plein » de bruits et de fureur, contraste avec ces premiers plans sur une nature recouverte par la neige. Dans cette opposition réside le cœur du film, ce qui le travaille à chaque plan : cette aspiration au vide, à l’oubli, seul moyen de s’épargner la vision d’une image de soi devenue intolérable.


Cette aspiration au vide se lit à plusieurs niveaux. Déjà, par l’insistance des plans sur les personnes rivées à leur téléphone portable, aspirées vers un ailleurs les rendant absents au moment présent, dans un espace où l’égoïsme, l’individualisme et le superficiel prédominent. Ensuite, au niveau formel avec ces cadrages très précis, ces mouvements de caméra lents et peu nombreux, qui vident littéralement le film de toute énergie, de tout excès, de toute chaleur humaine. Mais aussi au niveau visuel, avec l’insistance sur le motif de la neige, motif au combien symbolique de l’oubli, de la disparition, et ces espaces bétonnés, ces immeubles qui s’élèvent froidement à n’en plus finir au sein d’un paysage hivernal sans promesse d’avenir. Ou encore, au niveau narratif, avec ces moments de douceur quand les parents sont avec leur amant : des scènes qui s’étirent et s’allongent au point de suspendre l’avancée du récit, d’être des stases mettant entre parenthèse un quotidien dévoré par la haine de soi. Et enfin au niveau thématique, avec la disparition de l’enfant. Tous ces éléments font signe vers ce vide existentiel et affectif qui plonge les personnages dans une profonde angoisse du présent, les rendant incapables de tolérer leur passé.


De cette façon, Andreï Zviaguintsev réussit à travers le récit de la disparition d’un enfant à trouver dans un évènement dramatique et insoutenable un moyen de révéler, sur un plan plus philosophique, l’impossibilité pour un individu de se défaire des liens du passé. Cette disparition, c’est celle d’un passé qu’on ne supporte plus, mais dont le poids est si fort qu’il rend impossible toute projection idéale dans le futur. En conséquence, la disparition de l’enfant doit se comprendre comme un drame identitaire, comme un rappel de la responsabilité morale qui oblige l’individu à assumer ses choix, sans possibilité de rompre le fil existentiel qui donne à l’être sa continuité dans le temps. Le film puise alors sa force dans sa capacité à faire vaciller nos sentiments, à montrer que, derrière l’apparente inhumanité des réactions se cache un profond désir de changement, une haine de soi qui pousse les individus à faire table-rase de leur passé. La disparition de l’enfant agit alors comme un révélateur de cet impossible rejet de ce que l’on fut, et vient injecter de la responsabilité là où les êtres cherchent un lâcher-prise, un oubli d’eux-mêmes dans les bras d’un autre où dans les loisirs du capitalisme triomphant.


A ce sujet, je pense qu’il n’est pas anodin que le film fasse mention de l’évènement apocalyptique à venir : la fin du monde en 2012. Cette catastrophe, préfiguration de la perte de l’enfant, relève du destin. L’enfant devait fatalement disparaitre, de la même manière que les drames dans la vie arrivent sans que les individus n’aient de prises sur les évènements. Or, l’épilogue du film substitue à cette prophétie maya l’évocation de la guerre en Ukraine. Genia est habillée aux couleurs de la Russie et fait alors le lien entre l’entrée en guerre volontaire et librement consenti de son pays et sa personne, comme pour symboliser le passage du destin, du poids de la fatalité, à celui de la liberté, de la responsabilité morale. C’est, in fine, un moyen de faire reposer sur les épaules des personnages le poids de la culpabilité, de la responsabilité dans la disparition d’un enfant, sans possibilité de se dédouaner.


Faute d’amour est pour cette raison absolument déchirant. Cet enfant, symbole d’un avenir sans horizon et d’un passé détestable pour les parents, et dont la vie même parait porter atteinte à la dignité de ses adultes incapables de voir autre chose en lui que la conséquence d’épisodes et choix de vie malheureux, touche au coeur. Voir cette victime innocente faire l’expérience de la monstruosité des rapports humains, et ensuite constater, impuissant, son rejet dans le hors champ du récit, nous fait justement ressentir cette déchirure, ce manque, d’une façon décuplée. Mais ce manque ne se situe pas où on le penserait. En effet, ce n’est pas l’enfant qui, tel un fantôme, nous rappellerait constamment sa présence par son absence du cadre, mais ses parents qui paraissent être des présences spectrales, suivant passivement les consignes qu’on leur donne. Ils sont vidés de toute énergie, et se devine alors en eux tout le drame d’une existence où l’absence à soi-même, le rêve d’une autre vie deviennent une douleur de chaque instant.


Néanmoins, l’intelligence du film est de ne pas être entièrement à charge. Relégué dans le hors champ du récit, l’enfant laisse la place aux portraits de ses parents, portraits qui se révèlent finalement assez subtils. Là où le cliché aurait voulu que ces adultes soient cantonnés au rôle de bourreaux intrinsèquement mauvais, le film préfère esquiver tout jugement hâtif et nous invite par ce moyen à réviser notre opinion à leur sujet. Ainsi, il s’agit avant tout de comprendre ce qui anime ces individus, capables de douceurs, dans des scènes où ce sont eux qui paraissent disparaître en compagnie de leur amant. Leur égoïsme ne fait que révéler la tragique impression d’être passé à côté de sa vie, la désillusion propre aux espoirs déçus et à un avenir morose. Ainsi, le film sonde habilement l’intériorité humaine dans sa quête d’affection, en montrant comment la haine n’est que la conséquence d’une absence d’amour, de la frustration de ne pas trouver dans son passé la force d’accepter le présent.

Sartorious
7
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le 15 oct. 2017

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