Il y a un film sur le triomphe des chimères et c’est celui-là. Dans son thème, dans son récit ; mais aussi dans sa genèse et son élaboration, Fitzcarraldo est une affirmation de la toute-puissance du rêve, de l’amour d’une vision folle dépassant tout, domptant les éléments. Pendant deux heures et demies, Brian Sweene Fitzgerald (Klaus Kinski) impose aux autres et à la Nature son projet de construction d’un opéra au cœur de l’Amazonie.


Credo énoncé : « seuls les rêveurs peuvent soulever des montagnes ». Un notable le qualifie de « conquistador de l’inutile », sobriquet tout à fait approprié. Avec sa tête de pigeon médusé et de missionnaire illuminé, Kinski est parfait dans ce rôle rappelant celui d’Aguirre, où il était le dictateur d’un empire à bâtir. Cette fois, pas de désillusion ni de haine, mais la victoire de l’imagination sur l’évidence empirique ; et un succès dans la réalité, pas de ceux qui n’ont de valeur qu’éthérée et restent au stade de spéculation supérieure ou d’idéal de témoignage.


Fitzcarraldo le film lui-même est une telle réussite ; car ce bateau baladé dans l’Amazonie, tiré par des poulies géantes, franchissant la terre et les fleuves hostiles avec l’aide des Indiens et des convaincus, Herzog l’a emmené. Le cinéaste allemand a refusé les trucages et les maquettes pour accomplir ce périple, afin que le spectateur soit aux premières loges d’un véritable défi. C’est une preuve physique, charnelle. Et on y sent d’ailleurs la sueur, le risque et la foi nécessaires à l’accomplissement du rêve. Nous voyons donc la récompense (l’exploit) ; mais mieux encore, nous partageons le chemin qui y mène (couronné par le Prix de la Mise en Scène de Cannes 1982). Et la satisfaction n’est pas seulement dans le but, elle est aussi dans le dépassement et dans la tension sans retenue de nos forces vers ce but. Ou l’art d’être dévot de sa vision, illustrée par Herzog.


On pense aussi à un Lawrence d’Arabie qui ne se résignerait pas. Le prix pour y parvenir étant peut-être d’omettre sa conscience ou de l’orienter suffisamment afin de ne jamais percevoir ses névroses éclatantes, pour mieux rester dans un état de somnolence volcanique. Fitzcarraldo est un homme libre, qui n’a pas renoncé à la toute-puissance dont n’osent se leurrer que les nouveaux-nés, les dictateurs, les nantis repliés ou les fous. Cette disposition particulière (fantasmée par Werner Herzog et honorée, mais de façon délibérée, calculée, autrement visionnaire) est montrée sous toutes ses facettes, notamment celles d’un aveugle et d’un meneur peu étouffé par les scrupules. Soutenu par les Indiens, il devient un maréchal mais ne le réalise pas, trop absorbé par son but. Il se fait tout au plus guide fonctionnel à la neutralité bienveillante, mais sans l’attention naturelle pour ses hommes. Son esprit n’est pas là, il est seulement pour sa chimère.


Par ailleurs cette compulsion à mépriser les limites concerne tout l’individu, même pour les choses les plus anodines de sa vie ; on le voit ainsi forcer l’entrée de l’opéra dès la scène d’ouverture. On le verra également en plein caprice du haut du cloche de l’Église où il vocifère son ambition en prenant la ville à témoin. C’est un homme qui a trahi sa condition et ne veut ni ne pourrait s’arrêter ; et comme cette manifestation de la volonté humaine est une vertu fondamentale, on le suit, même si sa hargne et ses rêves sont cruels et un peu puérils. Il n’y a rien de pire qu’une vie sans perspectives, où le destin vous tournerait le dos ; lui le devance et le provoque. Avec démesure et investissement global.


https://zogarok.wordpress.com/2015/05/10/fitzcarraldo/

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le 12 mai 2015

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