Il y a ce lieu sidérant, ce long monastère bardé de fenêtres au creux d’un massif majestueux. Il tranche sur la neige, omniprésente. Dans ce décor tout de blanc, une jeune fille noire, qui semble n’avoir pour compagnie que les animaux – des poules et un âne. La jeune fille traverse le décor blanc en tirant l’âne, qui se confond avec la pierre. En fin de film, elle le traversera dans l’autre sens, toujours tirant l’âne, comme pour boucler la boucle.


Il y a ce visage noir qui s’adosse à celui de l’âne blanc, aux yeux magnifiques, comme soulignés par un maquillage.


Il y a cette mer sur laquelle crépite la pluie, puis plus loin une vague impressionnante (elle a été filmée par en-dessous), symboles de ce déluge qui a emporté la jeune fille. Fortuna parle du mal-être d’une jeune immigrée, séparée de ses parents à 14 ans. Des visions qui la hantent et de l’espoir auquel elle s’accroche :


cet homme, Kabir, qui l’a séduite en dansant des épaules, puis mise enceinte et qui, peut-être, pourra combler ce manque qui la ronge ?


Il y a Kabir, cet homme en colère. Une colère exprimée magnifiquement par la façon qu’il a de trancher les bûches ! Violent d’abord avec Fortuna, puis ramené à plus de douceur par l’effet de sa religion, l’islam, qu’on voit pratiquée avec beaucoup de sérénité.


Il y a aussi l’autre religion, la catholique, à laquelle cinq moines se consacrent. Simplicité du rituel, transcendé par l’acoustique de la chapelle. Et ce verset de St Jean, d’une grande profondeur… en substance : "le vent souffle où il veut, mais l’homme né de l’esprit ne sait ni d’où il vient, ni où il va". La foi, ici, n’est pas certitude mais doute : faut-il laisser ces migrants perturber le dialogue que l’on a voulu avec Dieu ? Où le vent nous porte-t-il ? La scène de discussion est forte, rappelant immanquablement Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois.


Il y a Blanchet, cet homme qui s’échine à trouver une solution "réaliste" à Fortuna. Cet homme, dont la caméra capte, de profil, le regard étrange. Il se heurte à la volonté farouche de Fortuna, puis, à l’approche authentiquement christique du chanoine incarné par Bruno Ganz : changer de regard, et d’abord être à l’écoute de l’autre, avant de décréter ce qui est bon pour lui.


Et puis il y a la réalité : les forces de police, dont je me dis qu’elles ne font décidément pas un boulot facile.


Et l’étrange et froide vérification osseuse du bras de Fortuna qui prétend qu’elle a 23 ans – l’anecdote est authentique.


Enfin, surtout, il y a Germinal Roaux : une étoile est née ! Chaque plan est composé, inspiré, passionnant. A l’image de cette ultime scène où les escarbilles du feu que contemple Fortuna viennent rayer le ciel comme des paillettes d’or… Il faudrait presque décrire chaque plan tant le film est riche. Une œuvre d’art, à placer aux côtés d’Ida, de La juste route, de Quand passent les cigognes. On pense à Bresson, Bergman, Dreyer mais, étrangement, l’homme, rencontré lors d’une avant-première, semble être vierge de toute influence. Photographe de formation, il sait simplement produire des images fortes. N’est-ce pas d’abord ce qu’on attend du cinéma ? Mais il a su aussi diriger intelligemment ses acteurs : à Fortuna, jeune fille dégotée en Ethiopie, il n’a pas donné le scénario, il lui racontait ce qu’il allait se passer puis, le lendemain, lui demandait de le redire avec ses mots (il en sortait des idées intéressantes) ; pour Bruno Ganz, qui exigeait un texte très écrit, il a écouté tout ce qu’il trouvait en français débité par l’acteur puis a réécrit ses dialogues pour les adapter à la musicalité de son phrasé.


La musique justement : eh bien, elle est au diapason ! Outre le vent, aussi omniprésent que la neige, Germinal Roaux a utilisé une sorte de baroque moderne, qui parvient à traduire à la fois le caractère actuel de l’histoire (le défi de l’immigration) et sa dimension intemporelle, liée à la religion et au questionnement autour de grands sujets tels que la foi, le destin, la liberté.
En un mot, une sorte de chef d’œuvre, qu’il faudrait voir plusieurs fois pour en savourer toute la richesse. Et un cinéaste qui entre dans le cercle très fermé des artistes, des poètes. A star is born.

Jduvi
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le 7 sept. 2018

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