Voilà un film déconcertant. L'argument : un père et sa fille vivent au milieu des bois. Takumi est une sorte d'homme à tout faire pour ce village d'une contrée reculée. Hana est à l'école primaire, en CM2. Une agence vient un jour présenter un projet de glamping, mot-valise pour "camping glamour". Classiquement, les gens du cru vont avoir quelques objections. Mais on n'est pas dans As bestas, ce n'est pas vraiment le sujet qu'a choisi Hamaguchi. Il s'attarde plutôt sur la confrontation du duo venu présenter le projet, Takahashi et Ayaka, avec l'homme à tout faire. Quant à sa fille, elle va jouer un rôle-clé dans le dénouement...

Certains ont comparé le dernier opus de Hamaguchi à Jeanne Dielman (élu l'an dernier "meilleur film de tous les temps par Sight and Sound). Le point commun : là comme dans le film fleuve d'Akerman, l'enjeu dramatique est largement évacué. Hamaguchi s'attarde longuement sur le quotidien de Takumi et Hana : Hana flâne en forêt, elle et son père arpentent les lieux, Takumi va chercher de l'eau à la source, Takumi coupe du bois, récupère sa fille à l'école, celle-ci étant généralement "déjà partie". C'est là que Hamaguchi se montre subtil : car chacune des actions exposées de façon en apparence gratuite va jouer un rôle dans la confrontation avec le duo venu de la ville. Reprenons-les.

Hana flâne en forêt et est déjà partie quand son père vient la chercher. Flâner, c'est ce qu'elle va faire un peu trop longuement après l'école, jusqu'à être déclarée disparue. Tout le monde va se mettre à sa recherche. Les phares des voitures qui trouaient la nuit en début de film vont céder la place aux lampes de poche. Quant à la blessure à la main d'Ayaka, elle annonce celle du cerf dans la splendide scène finale. De même, peu avant, dans la voiture, Takumi expliquait aux deux citadins que seul un cerf blessé pouvait être dangereux : cela expliquera la réaction de Takahashi, qui veut se précipiter au secours de la petite fille. Hamaguchi sème ainsi ses cailloux, pour le plus grand plaisir (rétrospectif) du spectateur.

Takumi coupe du bois, à la tronçonneuse puis à la hache, d'un mouvement sûr, qui fait mouche à tous les coups. La scène se répétera en présence du duo citadin. Takahashi est fasciné par ce geste ancestral, il veut "essayer", c'est-à-dire se confronter à sa condition immémoriale d'être humain : que reste-t-il de ce fond anthropomorphique, enseveli sous les gadgets de la modernité que le cinéaste japonais nous a bien montrés dans la longue conversation dans la voiture ? Camping glamour, applis de rencontre, plan de carrière, rêve de célébrité, tout cela n'a-t-il pas tué des choses bien plus basiques et fondamentales, comme le rapport à la nature ou la capacité à couper une bûche ? Takahashi est ébranlé par l'expérience : il découvre une joie intense à être parvenu à fendre le bois, aiguillé par Takumi. Il entend rester là quelques jours de plus. Sa collègue Ayaka est moins éloignée de tout cela : si elle bosse dans cette agence, c'est avant tout pour des raisons économiques. On la voit plus proche de ces gens de la campagne - elle se montre d'ailleurs davantage diplomate. La révélation est donc moins foudroyante, mais suffisamment perturbante tout de même pour qu'elle souhaite aussi rester.

Takumi remplit des bidons d'eau. La présence au village de la technologie (téléphones portables, vidéoprojecteur pour la réunion, véhicules SUV) n'empêche pas cet humble geste de se perpétuer. Car l'eau de source est incomparable, notamment pour cuisiner. C'est ici que le couple ami de Takumi, qui tient un restaurant, joue un rôle. Ce qu'ont perdu les gens de la ville, c'est cette attention aux détails qui change tout à la qualité - l'un des marqueurs de la cuisine japonaise soit dit en passant. L'eau devient un enjeu central : la fosse septique, rappelle le maire, doit être positionnée pour ne pas polluer les habitations en aval. C'est là que le bât blesse puisqu'en refaisant les plans on risque de perdre les précieuses subventions du Covid...

Contrairement aux gens de l'agence et à leur client obnubilés par l'aspect financier (sans caricature toutefois), Takumi rétorque, alors qu'on lui propose un poste de gardien : "je n'ai pas besoin d'argent". De quoi interpeller nos deux envoyés spéciaux sur le terrain. Ici, on ne fait pas n'importe quoi au nom d'un hypothétique gain : il faut un gardien à plein temps et limiter le nombre de campeurs sans faire du surbooking. La tâche assignée au duo n'est pas une sinécure, tant les positions semblent irréconciliables. Sans parler de la défiance locale, incarnée par un jeune présent à la réunion qui se montre agressif.

Pour nous conter cette confrontation de deux mondes, Hamaguchi se révèle, comme toujours, inspiré. Quelques plans splendides, comme ces cimes qui semblent s'enrouler sur elle-même le temps du long générique, un lac en partie gelé, du fumier dégageant d'épaisses volutes, la brume devant la maison forestière au crépuscule alors qu'Ayaka s'y retrouve seule. Des idées intrigantes : les jeux des enfants devant l'école (au début un 123 soleil qui fige les écoliers comme des statues, ensuite un ballon rouge abandonné, enfin une roue métallique jaune sur le bord de l'écran où les gamins sont accrochés) ; ou encore le fait de filmer toujours le derrière de la route, lorsqu'un véhicule circule. De l'humour aussi : le directeur de l'agence cigare en main qui a son portrait peint au-dessus de lui exactement identique, le scepticisme d'Ayaka quant aux chances de son collègues de trouver l'amour ("bonne chance, avec ce qu'on gagne !"... avant de le croquer en probable macho), la joie ingénue de Takahashi d'avoir réussi à fendre une bûche, l'utilisation du duo par le ténébreux Takumi pour aller chercher de l'eau, les gaffes de Takahashi qui croit que Takumi lui offre une cigarette alors qu'il lui en réclame ou qui félicite le restaurateur car son plat est "chaud". Tout cela apporte une légèreté appréciable au parcours. Et puis, il y a cette musique, magnifique, de Eiko Ishibashi, qui fut à l'origine du projet. Les subtiles dissonances qu'elle distille expriment le propos : tout n'est pas qu'harmonie dans ces lieux si sereins.

Bon, mais tout cela pour aller où ? C'est là que le film déconcerte. Car Takumi accompagné de Takahashi finit par retrouver sa fille au petit matin : elle se tient droite, fixant un cerf (ou une biche ?) avec son petit. Blessé(e). Comme on l'a dit, Takahashi veut, réflexe compréhensible, secourir Hana. Mais Takuni l'en empêche, dans un corps-à-corps qui laisse Takahashi inerte. Quel est le sens de ce geste ? Il s'agit de préserver la cohabitation entre l'homme et l'animal, et plus globalement entre l'homme et son environnement. Takahashi est plein de bonne volonté mais il est maladroit, comme pour fendre une bûche, et cette maladresse est un danger mortel pour l'endroit. Ouf, il n'était tout de même pas "entièrement décédé" (c'eût été un peu too much, et très peu dans l'esprit de Hamaguchi), on le voit se relever péniblement et se traîner dans cette clairière d'un magnifique gris sombre, puis dans les bois. Les films de Hamaguchi recèlent toujours une part de mystère, ce qui les rend féconds.

Cette scène finale où la tension monte brutalement, parvient à sublimer le film. Elle est sans doute la deuxième raison de rapprocher Evil does not exist de Jeanne Dielman. Mais cette conclusion opère ici davantage comme un événement inattendu que comme le résultat inéluctable d'un quotidien qui se détraque peu à peu : là où Jeanne Dielman était une tragédie, le film de Hamaguchi est un drame. La comparaison a donc ses limites. Nul besoin, toutefois, de le mettre en face de ce monument du cinéma pour en goûter la saveur : comme le wasabi sauvage, les films de Hamaguchi ont un goût unique.

7,5

Jduvi
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le 17 janv. 2024

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