C'est une journée comme une autre à Lampedusa. Une journée comme il y en aura tant d'autres. Une journée comme il y en aura tout le reste de l'année. Tout là haut le ciel est gris et menaçant, tout là-bas la mer est noire et inquiétante.


Samuele grimpe à un arbre, un pin, et casse une branche, une branche de pin, parce que le pin est dur et sec et qu'il va en faire une belle fronde résistance avec un joli manche. Samuele est un petit garçon italien comme on imagine tous les petits garçons italiens, excentrique et brun avec les yeux marrons et qui parle tout le temps et très vite en faisant rouler les mots dans les airs et pendant qu'il parle, il gesticule dans tous les sens pour appuyer tout ce qu'il dit. Samuele passe son temps à se promener sur Lampedusa, dans ses rues et dans son petit bois et au bord de la falaise ou à parler bateau avec son grand-père et à regarder l'eau au bord du ponton et à faire ses premier pas en mer ou alors à parler avec sa grand-mère. Mais surtout, il aime viser des choses avec sa fronde, des oiseaux, des cactus ou un gobelet posé sur une branche.


Samuele grimpe à un arbre et au loin, quelque part au milieu de la mer des migrants arrivent sur des bateaux de fortunes. Des petits bateaux pneumatiques ou de plus grands bateaux de métal ou d'encore plus grands bateaux à plusieurs niveaux, la première classe en haut et les autres classes de plus en plus bas. Les gardes-côtes vont les chercher en mer dans leurs tenues de plastique et avec leurs masques et avec leurs charlottes sur la tête comme s'ils se rendaient sur le site d'une explosion nucléaire et ils embarquent les plus gravement blessés, et ils questionnent et ils photographient et ils emmènent les vivants comme un troupeau de bétails vers leur enclot, et ils ramènent les morts dans des sacs noirs pour les examiner. Toujours les mêmes gestes, répétés, routiniers, déshumanisés. Des gestes qui viendront les hanter pendant leur sommeil.


Sur L'île, l'animateur radio, derrière sa grosse paire de lunettes, écoute un morceau dans son studio sombre et confortable. Il chantonne à l'occasion, parfois même, il est ému par ce ce qu'il passe. Il est la voix de la population, fait les dédicaces des femmes à leurs maris, des mères à leurs enfants, passent leurs messages, diffusent leurs chansons. Il fait aussi les informations et annonce le décompte des morts quand des bateaux coulent.


Dans leurs camps, des migrants prient, les musulmans s'agenouillent en se tournant vers la Mecque, les Nigérians chantent pour exorciser les souvenirs de leurs longs voyages. D'autres dorment emmitouflés dans des couvertures de survies dorées. D'autres encore font leur petite coupe du monde de football, une équipe par nationalité, en jouant sous les projecteurs avec un ballon crevé et des buts faits de bouteilles d'eau. Et ils se sautent dans les bras comme des enfants quand ils marquent.


Le soir arrive et dans sa cuisine une vieille dame prépare à manger. Elle écoute la musique à la radio et elle coupe des tomates et elle coupe des oignons et elle va les mettre dans sa casserole. Alors le morceau se termine et l'animateur radio débite une nouvelle à toute allure, un bateau s'est échoué, 150 personnes sont mortes, beaucoup de femmes et d'enfants. "Pauvre gens" dira-t-elle à haute voix dans sa cuisine en continuant de couper ses tomates. A l'étranger les médias feront la même chose, 150 morts c'est une nouvelle, et alors tout le monde s'en foutra.


C'est une journée comme une autre à Lampedusa. Une journée comme il y en aura tant d'autre. Une journée comme il y en aura tout le reste de l'année. Samuele continuera à grandir et la vieille dame à vieillir et l'animateur radio à passer des chansons et les marins à prendre la mer et les migrants à arriver. Il y en aura en vie et certains gravement malades et d'autre morts et les gardes-côtes iront les chercher. Ils poseront les mêmes questions et feront les mêmes gestes et aurons les mêmes rêves qui les hanteront pendant la nuit.


C'est la vie à Lampedusa.

Clode
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le 29 sept. 2016

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