Que de chemin parcouru depuis Laurence Anyways ! Chez Xavier Dolan, un homme de trente-cinq ans décide d’assumer puis de vivre jusqu’au bout son désir d’être une femme et doit encaisser la réaction quasi épidermique de son entourage. Dans Girl, le belge Lukas Dhont signe un (spoiler : très bon) premier film en prenant quasiment le contrepied du québécois. D’un point de vue style d’abord, focalisé sur un seul personnage, réaliste, épuré et sans concession, il me fait penser aux jeunes caméras d’un Joachim Trier ou d’un Michel Franco, lui cite American Honey d’Andrea Arnold comme principale inspiration. Ensuite son héroïne, Lara, a quinze ans, elle ne cherche pas à changer de vie mais à débuter la sienne en tant que femme, sa volonté est prise depuis un certain temps et elle est à quelques jours du début de son traitement hormonal, mieux que ça, son père (Arieh Worthalter, d’une justesse à toute épreuve) l’épaule. Si des remarques désobligeantes ou un sentiment d’exclusion pointent parfois du côté des biens nommés petits rats de l’opéra, on est à des lieux d’un récit centré sur l’opposition entre Lara et le monde qui l’entoure, globalement bienveillant. En fait, la vraie lutte que Lukas Dhont cherche à capter se passe dans le regard, les hochements de tête ou les silences de son interprète Victor Polster. Mais le combat a beau être intérieur, il fait rage car il apparaît qu’il se passe beaucoup de choses dans la tête d’une ado de quinze ans.


Girl mérite toutefois quelques mises en garde. Déjà ce n’est pas un film sur la danse, Lara rêve de percer et s’astreint à une discipline de fer, limite autodestructrice à la Black Swann (qui passait carrément par le prisme de l’horreur) ou pourquoi pas Whiplash. Au final, les orteils torturés seront plus souvent à l’écran que les scènes de ballet. D’ailleurs le réalisateur adopte un ton réaliste, probablement hérité de sa volonté initiale de faire un documentaire sur un fait divers belge – une école de danse a refusé de faire danser une femme trans avec les femmes – avant de changer pour une fiction. Un petit 90 % des plans seront ainsi consacré au visage de Lara, y compris pendant les chorégraphies, un choix atténuant l’effet spectaculaire de celles-ci pour se focaliser sur les émotions de son personnage. On aboutit au portrait criant de vérité d’une personne mal à l’aise, avec ses attributs d’une part, mais également avec son corps tout entier. Car oui, mise en garde numéro 2, Girl est autant le récit d’un changement de sexe que le portrait parfois impitoyable d’une personne qui ne supporte pas de n’avoir qu’un contrôle qu’imparfait de soi-même. Et quand on comprend où Girl décide d’aller, on commence à serrer nerveusement son accoudoir.


Le personnage de Lara est un individu éminemment tragique, tête de mule pouvant être perçu comme égoïste au point de perdre en empathie, mais on remarque rapidement que le réalisateur n’a non pas conçu son récit comme une occasion de faire un reportage scénarisé sur la transidentité mais a au contraire pris le parti de chercher à raconter une histoire de passage difficile à l’âge adulte. Du coup film coup de poing à l’arrivée, propos universel et récit initiatique béton. On ne conteste pas. Reste quelques regrets, le fait que le combo “caméra à l’épaule + danse” a été osé et consacré dans Black Swann. Inutile de le comparer à Girl ? Je ne sais pas, l’Aronofsky de même que le film d’animation dont il s’inspire largement (Perfect Blue, du dément Satoshi Kon), s’ils ne traitent pas frontalement du changement de sexe, interrogent le rapport de l’individu à la perception qu’il a de son corps et de ce qui fait son identité. Ensuite, même s’il demeure rythmé, une légère répétitivité s’installe dans la succession de moments de la vie de Lara sur les quelques mois durant lesquels se déroule le film. Girl, sans être déstructuré, lie peu ses scènes entre elles, les ellipses sont nombreuses. Heureusement, la Caméra d’or du festival de Cannes (qui récompense les meilleurs premiers films) ne lui a pas été décernée pour rien, on est sur un film d’auteur pensé et réfléchi. Le réalisateur confiant en interview l’importance accordée à la lumière du soleil pour donner un côté d’Icare imprudent à la courbe descendante de son héroïne (bon perso je trouvais juste que Lara étant blonde, ça rendait bien).


Girl est incontestablement un premier film brillant soutenu par une interprétation de haute volée qui saura percer la carapace de bon nombre de spectateurs, et si niveau grandes idées de ciné je n’ai pas tout à fait eu mon compte de même que je n’accroche pas à tous les choix que prends la narration (l’aspect danse complètement sous-exploité), il ne fait aucun doute que Lukas Dhont fait partie d’une nouvelle génération à suivre. Rendez-vous au prochain épisode.

Cinématogrill
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le 9 oct. 2018

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