Le film d'horreur peine à se trouver des représentants de qualité - et ça ne date pas d'hier - sans qu'on ne sache jamais trop qui ou quoi blâmer. Les pitchs ? Les réalisateurs ? Les studios ? On peut en tout cas reprocher au genre un certain manque d'ambition thématique ; il suffit de voir les cartons récents (Conjuring, Don't Breathe...) pour s'en convaincre, tout en remarquant les tentatives plus ou moins abouties du circuit indépendant (It Follows, The Witch...). C'est dans ce désert créatif qu'arrive Julia Ducournau avec sous le coude Grave, une œuvre hybride fascinante qui donne un coup de latte bienvenu à un genre en décrépitude.


Au rayon des influences, on pense davantage à David Cronenberg ou Brian De Palma qu'aux jumpscares putassiers de James Wan ou Fede Alvarez, et c'est tant mieux. Car au-delà d'un exercice de style brillant, Grave est un film qui s'avère aussi mal à l'aise dans la case "horreur" que sa protagoniste dans sa peau de petite surdouée timide. Le film passe de manière fluide de la comédie d'adolescents à l'horreur gore en passant par le drame coming of age sans jamais laisser apparaître de sutures trop évidentes entre les genres, on passe de La Crème de la crème à La Mouche sans avoir l'impression d'avoir changé de chaîne. Au contraire, les tons cohabitent parfois au sein même des scènes à l'image d'une séance d'épilation qui les entrecroise avec talent. Et autant Ducournau assume ses influences (qui ne pense pas à Carrie lors de la douche d'hémoglobine inaugurale), autant elles ne sont jamais envahissantes au point d'ôter à Grave sa personnalité propre. Jamais le film ne recourt aux jumpscares ou autres artifices rebattus ; Grave a beau être frontal, ce n'est pas un film qui fait sursauter, c'est un film qui crispe, qui tend, par l'instillation d'un malaise durable qui hante même ses séquences les plus légères.


Loin de se contenter d'un catalogue de scènes gores - même si le remarquable travail effectué sur les effets visuels va en faire tortiller plus d'un sur son siège -, Grave est avant tout une brillante étude de personnages. C'est un film sur la métamorphose, la transition, sur la construction de l'identité, et il fallait pour ça glisser dans la peau de la protagoniste une actrice en mesure d'en saisir les plus infimes subtilités. Disons-le tout de suite, et tant pis si le terme est galvaudé, Garance Marillier est une véritable révélation. Dans un rôle très physique, la jeune fille livre une prestation épatante, à l'aise autant dans un jeu tout en retenue que lors d'une scène éprouvante sous ses draps. Rabah Naït Oufella (vu dans le Nocturama de Bonello) incarne également un personnage tout en nuances, bien loin de la caricature de caillera homo que l'on aurait pu redouter. Une œuvre qui traite de la métamorphose ne saurait se contenter de personnages archétypaux et c'est un piège que Julia Ducournau évite brillamment. Alexia (Ella Rumpf) est un personnage extrêmement intéressant de ce point de vue : fille au visage androgyne, vétérinaire qui prend la mort de son chien à la légère, grande sœur protectrice / bourreau intransigeant... Un amas de paradoxes qui prend forme lors d'une scène particulièrement drôle sur les toits, où Alexia tente d'apprendre à une Justine éméchée à pisser debout. Même constat pour Adrien, jeune boxeur homosexuel qui verra ses convictions fluctuer au contact des deux sœurs. Ducournau brouille les pistes en permanence et réussit à écrire des personnages pétris de paradoxes sans jamais sombrer dans une incohérence disqualifiante. Leur fluidité est surtout salutaire au moment d'évoquer un âge de transition où il ne s'agit de pas de passer brutalement d'un état à l'autre mais de se construire par un jeu de transgressions et de résistances successives.


Le trajet de Justine est un départ du cadre familial vers celui au moins aussi normatif et coercitif de l'école par l'épreuve du bizutage. Le glissement d'un cadre à l'autre s'effectue via un élément commun, la présence d'Alexia qui fait figure de modèle désirable (elle est intégrée) et d'autorité naturelle (elle est plus âgée). Pourtant, Alexia ne propose - voire n'impose - paradoxalement la libération et la rupture avec le modèle familial que par l'adhésion aveugle à un autre système de valeurs et de normes, certes différent mais au moins aussi rigide et arbitraire.


C'est là que les trajectoires des deux sœurs vont se télescoper en fin de parcours, cristallisées autour de leur rapport à Adrien, l'une en cédant totalement à ses pulsions et l'autre en les domptant. C'est par un détour par son animalité que Justine se met sur la route de sa construction en tant qu'être humain ; comme chez Cronenberg, le surgissement de la monstruosité est avant tout un instrument d'interrogation et de définition de la notion même d'humanité. Le rapport sororal complexe qui unit Justine et Alexia, qui oscille entre amour inconditionnel et hostilité ouverte prend même un tour incestueux - aussi symbolique soit-il - à deux niveaux : lorsque Justine cède à sa pulsion en dévorant le doigt d'Alexia et dans le triangle charnel qui se met en place autour d'Adrien. La question du déterminisme est également posée par une dernière séquence teintée d'ironie mais résolument optimiste sur la capacité de résilience de Justine.


On reproche généralement au cinéma français d'être trop psychologisant, souvent à raison. Et si Grave est bel et bien une étude de personnage, Ducournau n'élude pas la question du corps et le place au centre de l'expérience ; il y est en transition, secoué, tordu, poilu, marqué, ouvert, tendu, observé, humilié, dévoré... Grave est un film physique, qui tisse un lien organique avec le spectateur ; c'est par le corps que l'identification à Justine trouve un terrain privilégié. Le film a beau aborder longuement l'éveil sexuel de Justine, jamais son corps n'est montré au spectateur comme un objet de désir et chacun pourra y trouver son compte en termes d'identification, la caractérisation étant à la fois suffisamment large et pertinente pour s'adresser à tous. C'est par le corps que s'amorce une transition qu'elle tente en vain d'intellectualiser, avant d'y céder par lâchers-prise successifs. Quelque chose se joue autour du rejet de l'enfant qu'elle ne veut plus ou ne peut plus être dans ce tic nerveux de mâchonner ses cheveux devant un professeur humiliant et l'éprouvante scène qui s'ensuit,


où le refoulé et le réprimé sont expulsés du corps de manière on ne peut plus littérale. Même principe pour ces horribles séquences de démangeaisons qui trahissent une nature profonde qui ne peut plus rester enfermée dans ses inhibitions.


Le cannibalisme est une figure sous-employée, et c'est tout à l'honneur de Julia Ducournau de ne pas avoir dévié vers un trope plus identifiable et plus convenu comme le vampire ou le zombie. Le tour de force est de filmer des monstres à forme humaine, ce qui rend son surgissement plus difficile mais nettement plus intéressant à traiter d'un point de vue formel ; si le monstre partage notre apparence, alors il fait naître une potentielle monstruosité chez chacun d'entre nous, et par-là même un rapport bien plus complexe à l'altérité. La question de la représentation du monstre prend ainsi une toute autre pertinence lorsqu'on ne sort plus les torches à son apparition mais les téléphones portables, à l'occasion de deux séquences de révélation, au cours desquelles le dégoût des témoins (et des spectateurs) se redouble d'une fascination morbide.


Grave a beau être un film de scénariste, le réduire à cette seule dimension c'est occulter une forme extrêmement maîtrisée. A mille lieues du vase creux d'un Neon Demon, la mise en scène de Grave parvient à accoler à son caractère frontal une certaine élégance qui ne faiblit que rarement (le plan où Justine se lèche la lèvre affalée sur le bar et une séquence un poil trop longue d'essayage lascif sous les paroles évocatrices du duo parisien Orties sont les seules lourdeurs qui me viennent en tête). Soulignons ici le remarquable travail de Ruben Impens, chef op dont les amateurs de Felix Van Groeningen (La Merditude des choses, Alabama Monroe) n'auront aucun mal à reconnaître la patte. Entre son Cinemascope qui convoque les grandes plaines du western américain dans les perspectives tordues de l'école ou le traitement visuel des corps et de leurs textures qui confère au film un caractère organique fascinant, Grave a de la gueule, quoi qu'on en pense par ailleurs. Même remarque pour la B.O. signée Jim Williams qui est loin d'être étrangère à l'ambiance fascinante du film.


Intense, maîtrisé, frontal, difficile, Grave pose la première pierre d'une filmographie qu'on devine déjà extrêmement stimulante. A Julia Ducournau de se montrer aussi convaincante la prochaine fois, le challenge est de taille.

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le 15 mars 2017

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Boobrito

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