Parfois j'apprécie de me dévoiler un peu, de m’effeuiller mesurément à mesure que se multiplient mes aventures cinématographiques. En mettant bout à bout mes critiques, je suis d'ailleurs presque sûr que je pourrais me livrer à une analyse Freudienne poussée de mon cas. Et pour illustrer cette critique de Gravity, je m'apprête même à vous livrer un élément décisif de mon passé proche: j'ai écrit une dissertation. Un truc de fou. Cinq pages et demi sur la relation entre esthétique et substance dans la poésie de Cummings, une succession de caractères aussi fascinante et inoffensive qu'une pluie torrentielle d'acide sulfurique. Hasard du calendrier: je l'ai rendue hier, juste avant de voir Gravity une première fois dans une salle classique. Et de rempiler en Imax dès aujourd'hui (infiniment plus convaincant du point de vue de la 3D, par ailleurs), comme si mes études devenaient un réflexe: parce que s'il y a bien quelque chose qui pose problème dans Gravity, outre une multitude de perturbations internes, c'est bien ce chaud et ce froid de forme et de fond qu'Alfonso Cuarón souffle inégalement sur son dernier né.

Je pense qu'à ce stade (et vu que j'écris cette critique après 176 autres qui semblent pour neuf dixièmes d'entre elles parfaitement acquises à la cause du film) tout utilisateur de Sens Critique l'a compris, d'analyses en contre-analyses: Gravity est un monument de mise en scène. Ouvert par un ébouriffant plan séquence de quinze et quelques minutes qui ne dit jamais son nom, si morphologiquement souple qu'il annihile sa supposée rigidité, le long-métrage déstabilise dans sa remise en cause de la grammaire cinématographique. Prenons ce fameux plan séquence: en est-ce vraiment un? Tous ces plans contemplatifs sur la Terre, ces images perdues dans les étoiles, que le spectateur averti (comprendre: qui ne soit pas tout à la fois naïf, journaliste et mexicain) saura attribuer au numérique, ne sont elles pas autant de cache-misères, autant de raccords de luxe masquant une probable banalité structurelle? Sûrement. Très certainement même: comme Avatar, Gravity doit presque l'intégralité de sa plastique au numérique. Sauf que Gravity ne l'admet (preque) jamais. En déguisant ce qui ne l'est pas en plan-séquence, Alfonso Cuarón en dit en réalité long sur ce qu'est devenu le cinéma: un monde sans limites dont les ficelles tendent à l'oubli absolu.

Et en surface, Gravity est d'autant plus fascinant qu'il nous renseigne un peu sur ce que pourrait être les prémices de la sévère anticipation décrite dans le très beau Congrès d'Ari Folman, un monde finalement usité dans lequel le numérique prendrait la place du réel au point d'en générer les fantasmes les plus fous. Ici plus encore que dans Avatar, qui en a grossièrement posé les bases, puis l'Odyssée de Pi, qui ne semblait pas élever le genre non plus, Gravity s'avère percutant en ce qu'il vient occuper une place finalement vide du cinéma avec un grand c de notre époque, et pas seulement du cinéma à grand spectacle ou du blockbuster, case réductrice et même inventée de toute pièce dans une vulgaire volonté de hiérarchisation artistique: la place de l'illusion numérique, de ce qui s'impose comme vrai tout en ne l'étant ostensiblement pas - et c'est peut-être et même sûrement en cela que Gravity renvoie tant à 2001 et à ses tours de magie à l'époque indétectables, plus qu'au titre de sa substance atrophiée.

A ce titre, il serait pertinent de s'étendre en analyses, d'insister sur le caractère purement opportuniste bien qu'attendu de la mécanique que Cuarón met en place (le docteur Ryan pose un pied sur une station spatiale, et cette dernière est presque immédiatement réduite en morceaux, c'est quand même fort de café niveau karma de merde) ou même sur l'étalage de science que constitue en elle-même la mise en image, afin d'étayer la seule et néanmoins réaliste thèse d'une pose formaliste, sauf que là encore, Gravity se désamorce en ce qu'il est un cryptogramme cinématographique, un film dont la forme reste constamment en parfaite cohérence avec le concept, tentant au mieux de se rapprocher de ce que pourrait être, non pas dans la réalité, mais dans l'imaginaire collectif, un long-métrage filmé en apesanteur, le film retrouvé d'une caméra perdue dans le gigantesque (cyber) espace. Mais s'il est parfaitement immersif tant qu'il ne cherche pas à déjouer sa nature de divertissement - à l'image de cette amorce sous forme de perturbation soudaine, qui rappelle celle d'un simulateur de fête foraine -, Gravity perd terriblement et tristement en ampleur dès qu'il tente vainement de s'étoffer.

Tout simplement parce qu'au forceps, Cuarón impose ce mysticisme si caractéristique de ce qui se fait de pire dans l'odyssée spatiale (et qui a pourtant montré une grande efficacité par le passé, de 2001 à Solaris), et peut-être galvanisé par l'infinité de l'espace qui lui est offert, tente de le dissoudre dans un héroïsme américano-centré. Les dialogues s'égarent en embranchements lénifiants au possible, et peu à peu la mécanique s'effondre: ni assez barbare, ni suffisamment subtil, le scénario de Gravity est une aberration d'écriture, une anomalie de classe internationale qui manque de justesse de saborder un travail technique monumental. Alors que Gravity se suffit en parabole de cinéma sur le cinéma, le voilà qui s'acharne à nous raconter une histoire qui, avouons-le, n'a rien à faire là. Ce n'est pas tant parce que le film est d'une protubérance technique exponentielle que le déséquilibre se creuse à mesure que les minutes se passent; mais au contraire parce qu'il est conçu dans un refus d'abandon à son image. A la froideur du numérique, Cuarón tente d'opposer la chaleur humaine, et met en scène du bout des doigts un scénario écrit avec des moufles, pour une aventure mi-figue mi-raisin, dont la négation littéraire n'a d'égale que le spectaculaire.

Et la boucle est bouclée: m'en voici revenu à Cummings. J'en fais des cauchemars rien que d'y penser, mais le vieil homme (le voilà mort depuis cinquante ans déjà) croyait dur comme fer au formalisme, que l'art était une science sauvage, visuelle et enfantine. Il aurait sans doute adoré Gravity, grand huit parfait de tous ces petits garçons et petits filles qui se sont un jour rêvés astronautes - parfait épicène, soit dit en passant. Il y a quelque chose qui relève sans conteste du jeu, de la jouissance absolue et coupable dans la matrice de Gravity, qui se joue, se déjoue, puis se rejoue. Il y a en fait un objet de cinéma presque insaisissable, déstabilisant, suffocant, brillant et décevant. Il y a le chaud et le froid, le (très) bon et le (très) mauvais, et tout ce beau monde se côtoie, se heurte, laissant le spectateur enivré de l'amertume d'une déception inférieure à son plaisir, mais d'une déception entêtante néanmoins.

PS. (SPOILER) En attendant la suite, "Satiety", dans laquelle Sandra Bullock crève la dalle dans la jungle amazonienne. Non parce que vraiment, elle débarque en shorty et sans radio en pleine pampa, et elle se sent bien dans sa vie?
ClémentRL
6
Écrit par

Créée

le 24 oct. 2013

Modifiée

le 28 oct. 2013

Critique lue 344 fois

4 j'aime

1 commentaire

Critique lue 344 fois

4
1

D'autres avis sur Gravity

Gravity
Gand-Alf
9

Enter the void.

On ne va pas se mentir, "Gravity" n'est en aucun cas la petite révolution vendue par des pseudo-journalistes en quête désespérée de succès populaire et ne cherche de toute façon à aucun moment à...

le 27 oct. 2013

268 j'aime

36

Gravity
Strangelove
8

"Le tournage dans l'espace a-t-il été compliqué ?"

Telle est la question posée par un journaliste mexicain à Alfonso Cuarón lors d'une conférence de presse à propos de son dernier film Gravity. Question légitime tant Cuarón a atteint un niveau de...

le 23 oct. 2013

235 j'aime

44

Gravity
SanFelice
5

L'ultime front tiède

Au moment de noter Gravity, me voilà bien embêté. Il y a dans ce film de fort bons aspects, mais aussi de forts mauvais. Pour faire simple, autant le début est très beau, autant la fin est ridicule...

le 2 janv. 2014

218 j'aime

20

Du même critique

La La Land
ClémentRL
5

Critique de La La Land par Clément en Marinière

Les détracteurs du genre auront tôt fait d'agglomérer toutes les comédies musicales du septième art, nonobstant leur grande diversité, en un magma indifférenciable de sentimentalisme neuneu et de...

le 30 janv. 2017

107 j'aime

8

Emily in Paris
ClémentRL
2

Critique de Emily in Paris par Clément en Marinière

En 1951, le jeune et fringant peintre Jerry Mulligan débarque à Paris pour y devenir artiste, et sans tout à fait y parvenir, trouve malgré tout l'amour, le véritable amour, celui qui se déclare...

le 10 oct. 2020

104 j'aime

9

Only Lovers Left Alive
ClémentRL
4

What a drag!

Le monde va mal! Et tout en assistant à sa décadence, ses plus illustres ancêtres, Adam et Eve (tout un programme symbolique, j'aime autant vous prévenir) se repaissent de leur chair mutuelle. Voilà...

le 20 févr. 2014

79 j'aime

10