« Le silence éternel de ses espaces infinis m’effraie », écrivait le philosophe Blaise Pascal, et, en écho de ce mutisme spatial, High Life est un film qui s’ouvre dans le silence. Le premier plan cristallise immédiatement en lui un paradoxe, car son silence c’est celui de la nature et non celui des étoiles, car sa couleur c’est le vert de la vie et non le noir engloutissant. Muettes, plusieurs images s’enchaînent dans ce petit jardin émeraude, cœur du vaisseau et cœur du film, lieu de tous les contraires et, par-là même, lieu absolu du repos. Très vite, l’on remarque un pied sortant de la terre ce qui permet de deviner immédiatement la présence d’un cadavre. Dès lors, un nouveau type de silence s’impose, celui de la mort ; mais il est immédiatement réfuté par la vie des babillements d’un bébé dans une pièce rouge. D’emblée, High Life est un film qui joue sur les contraires, les contrastes et il tranche ses images, ambiances et sons de tout leur inverse. L’écran titre semble le plus parfait à cet égard lorsque s’affiche High Life au milieu de plusieurs corps coulant dans l’espace, une contradiction radicale entre la hauteur promise et chute montrée.


Tout le propos de film va se tourner autour de la question du paradoxe humain. Ici, à l’image de la science-fiction actuelle, si l’on s’éloigne le plus loin possible dans l’univers c’est pour se rapprocher au plus près de la nature humaine, un mystère qui ne semble plus trouver de solution sur Terre. Monte, le personnage joué par Robert Pattinson, apparaît alors comme un véritable personnage Tarkovskien. Ses cheveux courts troublés d’un petit cercle blanc sont en écho aux quelques mèches d’albâtres parcourant les coupes des héros de Solaris, Stalker et Nostalghia, comme s’ils avaient été touchés par des doigts divins et en avaient gardé une trace. De fait, Monte, dans le film, se fait appeler « le moine » et s’est lui-même destiné à l’abstinence sexuelle. Mais surtout, il semble être investi d’une mission divine. Dans un premier temps, le but de ce vaisseau numéro 7 (le chiffre biblique par excellence), plein de condamnés à mort, est d’explorer l’espace pour trouver de nouvelles informations scientifiques qui serviront l’humain. Les rebus de la société se voient expulsés pour apporter de nouvelles connaissances. Ce premier objectif revêt des allures de but mystique car on ne sait pas ce que l’on va découvrir et ces données si étrangères peuvent très vite s’apparenter à du sacré. C’est un nouveau sens à la vie que recherchent ses hommes et femmes comme le prouve l’obsession de Dibs (Juliette Binoche) pour la naissance ou ce désir de comprendre le trou noir, cet objet spatial qui implique la destruction de l’humain. La Genèse est alors au cœur du vaisseau avec ce petit jardin d’Eden noyé dans son brouillard de bruine et cette clinique faite pour l’insémination artificielle. Les personnages retrouvent par ailleurs un état primitif relié à la nature (Boyce, jouée par Mia Goth signifie en effet « enfant de la forêt ») et dès lors leur vie se trouve régie par des instincts. Ces instincts permettent de rejouer une Bible stellaire où le premier meurtre, lié à la sexualité, va entraîner tous les autres.


Dibs va alors prendre le rôle d’un DieuDibs », le surnom qu’elle se donne signifie par ailleurs « prem’s », comme si elle était la Première). Obnubilée par la Création, elle va réussir à provoquer la Vie. C’est Boyce, pourtant métaphoriquement vierge, qui va tomber enceinte de Monte, un père qui ne l’a jamais décidé. De ce double viol ressortent les plus grands paradoxes de la Bible. La vierge Marie avait-elle réellement le choix une fois que l’enfant était niché dans son ventre ? Jésus avait-il vraiment le choix ou était-il obligé de supporter une si violente destinée ? Monte soutient en lui des rôles contraires, à la fois le père de l’enfant et une sorte de Christ obligé d’agir à cause du Dieu-Dibs. Il prend l’ambiguïté du christ, à la fois père, fils et saint esprit et, livré à lui-même, il se confond en Dieu et prophète de l’humanité pour la petite Willow. L’une des premières choses qu’il lui dit, par ailleurs, est liée à un interdit alimentaire (elle ne doit pas manger ses excréments), lui-même lié à un tabou, un écho très clair à une sorte de fruit défendu ramené à un aspect bien plus trivial. Willow, dont le nom évoque un type de bois destiné à la construction, rappelle alors sa mère et la forêt et cela fait d’elle la bâtisseuse d’une future humanité théorique. Ainsi, Monte se trouve prisonnier non seulement du vaisseau mais de sa paternité forcée et in fine, il est condamné à vivre pour guider la Création.


Pour symboliser ces différentes prisons, Claire Denis va multiplier les espaces clos au sein de l’espace clos déjà représenté par le vaisseau. Les fortes couleurs vont participer à se cloisonnement, renfermant chacune des significations précises. Quatre teintes dominent fortement le film, le bleu, le rouge, le jaune et le noir. Le bleu apparaît lors de l’intimité, quand les personnages dorment, en paix dans leur lit, quand Dibs laisse ses cheveux voleter dans un instant onirique. Mais cette intimité est toujours brisée. Lors du sommeil, les viols sont perpétrés, les femmes se font regardés et même lorsque seuls Willow et Monte demeurent, les instants cérulés se voient envahir par les rouges. De fait, les règles de la jeune fille apparaissent dans cette lumière veloutée ou, au début, lorsqu’il veut la coucher, l’alarme écarlate se déclenche. Le rouge, dans le film, montre le danger, celui du sang, du meurtre, de la sexualité qui détruit. La première fois que l’on voit Willow, c’est dans une pièce vermeille et c’est là qu’elle voit par des images sur la télévision un premier crime, et c’est là qu’elle pleure. C’est bien une pièce cramoisie qui précède la sortie vers l’espace, un avant-goût purgatoire et un lieu où plusieurs personnages vont périr. Mais juste après la violence rouge, arrive le jaune qui, au contraire, montre l’espoir. Le doré marque la clinique où la vie veut être créée et il marque surtout le final du film tout brillant de cette teinte solaire. Le jaune se mêle irrémédiablement au noir qui, paradoxalement, est finalement la grande couleur de liberté. Dans ce vaisseau, la seule intimité possible est dans la boxe sexuelle où chacun s’adonne à l’onanisme. Même si la boîte, étrangement, suinte de leur péché, elle reste le seule lieu où ils peuvent les commettre sans risquer leur vie, un enfermement jouissif et salvateur. Cette non-couleur s’accorde aussi à l’espace sans lumière. L’espace devient le lieu de suicide de Boyce qui, enfermée par son corps traumatisé de la grossesse forcée, ne peut se libérer qu’ainsi. Le noir, c’est aussi la couleur de la terre où s’enterre Tchemy (Andre 3000). Le noir, dans ce film, c’est la mort, la vraie comme « la petite mort » qu’est l’orgasme et, comme ultime contraire, la mort est la dernière libération.


Alors, que veut bien nous dire High Life ? Ce brillant film nous dépeint le portrait d’une humanité faite de contraires. La nature humaine est contradictoire, et c’est ainsi qu’une mère peut tuer ses enfants, c’est ainsi que se suicider est le seul moyen de retrouver la vie, c’est ainsi que des condamnés à morts en s’enfermant trouvent la liberté. Ces paradoxes brutaux viennent de messages bibliques obscurs qui disent qu’il ne faut pas tuer quand le meurtre est la seule mise en marche de l’humanité, qui disent qu’il faut aimer quand le viol devient l’unique relation entre hommes et femmes. Les personnages, eux-mêmes; cherchent à savoir comment inverser le cheminement d’un trou noir, cherchant une ultime contradiction pour survivre.


L’humain n’est que forces contraires et c’est pour cela que le silence infini de l’espace pur, que rien ne contredit, l’effraie.

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