The Master et Inherent Vice. Les deux derniers films du cinéaste américain Paul Thomas Anderson sont des films que tout divise et que tout rassemble. Après la flamboyance indescriptible de There will be blood, voilà deux films qui ont à peu près les mêmes formats, qui provoquent les mêmes aversions/appréhensions/ attirances…

Pourtant, la ligne de crête est là. D’une part, The Master, un film certes maîtrisé par son réalisateur, mais un film d’un ennui profond, un film fermé sur lui-même, hermétique pour le spectateur qui doit se résigner à assister sur le banc de touche au spectacle offert par le regretté Philip Seymour Hoffmann et par Joaquin Phoenix, tout juste relevé des cendres de sa farce avec Ben Affleck, le faux-documentaire « I’m still here ». D’autre part, Inherent vice, film jubilatoire, sensible, qui laisse transpirer l’émotion par tous ses chakras grands ouverts, et nous embarque dans son voyage. Même réalisateur, même équipe, même engagement, mais voilà, la magie du cinéma opère ou n’opére pas.

Inherent Vice est un vrai film noir, avec Larry « Doc » Sportello, un privé dans la lignée des Marlowe et des Chandler, mais un privé fracassé, un représentant parfait du camé hippie des années 70. Il mène son enquête dans les effluves de diverses substances, ni plus ni moins cependant que bon nombre de ses compatriotes, trempés dans la drogue à divers degrés, de la « drug counselor » qui accompagne les jeunes dans leur consommation, disons pour leur éviter le pire, jusqu’au dentiste véreux qui répare la dentition des junkies accros à l’héroïne.

Contrairement à ce qu’on a pu lire ici et là, il y a une vraie intrigue dans Inherent vice, que l’on a envie de suivre jusqu’à son dénouement. Au début, la très jolie Shasta (Katherine Waterston), ex petite amie du Doc, vient lui demander de l’aide pour empêcher que la femme de Mickey Wolfmann, le riche entrepreneur dont elle est amoureuse, ainsi que l’amant de celle-ci ne kidnappent Wolfmann pour l’interner dans un asile de fous. Il est également engagé par Kahlil Tariq, un noir tendance Black Panthers à la recherche d’un homme qui lui doit de l’argent, un blanc tendance KKK qui est également un des gardes de corps de Wolfmann, deux hommes que tout devrait opposer mais qui ont sympathisé en prison contre le Grand Capital de Wolfmann et de ses semblables, et leurs projets de chasser les minorités de Los Angeles pour y installer des centres commerciaux. Doc est enfin engagé par Hope Harlingen pour rechercher son mari, un ancien communiste disparu dans la nature. Un récit foisonnant, mais robuste et passionnant.

Doc, c’est Joaquin Phoenix, éblouissant de vérité et de générosité, dans un registre qui mêle une espièglerie plutôt inédite avec ce côté loser magnifique qu’on lui connaît bien: sous ses marmonnements incompréhensibles et derrière ses rouflaquettes qui volent presque au vent, il prend du plaisir dans une sorte de nonchalance de celui qui sait qu’il a fait un bon travail. Il est très bien servi par tous ses camarades de jeu, à commencer par Josh Brolin qui, de pâle acteur au succès certes de moins en moins modéré, entre avec ce rôle de flic ambigu dans la cour des grands, avec sa manière pour le moins fascinante de sucer les bananes glacées, et son impeccable interprétation de la relation d’amour-haine avec le personnage de Phoenix ; par Owen Wilson également, en doux dingue tenté par le communisme et condamné à en payer le prix ; par Benicio del Toro, dans un rôle plus mineur ; mais aussi et surtout par toutes les superbes actrices du film, femmes-objets consentantes des années 70, suintant la liberté sexuelle de tous leurs pores. Un zéro faute pour un casting de rêve.

Mais la vraie plus-value du film est ailleurs. Adapté d’un des romans les plus accessibles de l’écrivain américain Thomas Pynchon, le film est ponctué d’une voix-off qui restitue dans sa beauté originale le langage de l’écrivain, des respirations littéraires entièrement en accord avec l’ambiance du film. Paul Thomas Anderson a parfaitement réussi l’adaptation d’un roman pourtant réputé inadaptable, et sa re-création du Los Angeles de ces années-là s’effectue sans tapage ni heurt.
Au-delà de l’intrigue policière, le film de PTA met en scène une confrontation entre le peace and love des hippies, hérités des années 60, et la noirceur de la société américaine dans les années 70, avec les flics véreux, les gangs meurtriers, les suprémacistes blancs, et tout ce qui va amener à la victoire de Reagan quelques années après…Le jeu n’est pas à somme nulle, mais il réussit néanmoins à ne pas faire de jugement de valeur, mais de rendre compte, tout simplement. De faire avec Pynchon l’amer constat que la vie est un vice inhérent, un flétrissement inéluctable que l’Amérique comme le monde entier ne peuvent pas éviter…
Le choix de Jonny Greenwood à nouveau pour la musique ajoute du bonus au dispositif de son film, tant la signature musicale achève d’installer l’ambiance si particulière de Inherent Vice. Au passage, il se confirme de film en film que décidément le génie de Radiohead est tout autant chez Tom Y. que chez Jonny G.

Un mot enfin à propos du chef opérateur de tous ses films, Robert Elswitt ; une image plutôt : cette extraordinaire Cène psychédélique à la pizza, directement inspirée de Da Vinci : une merveille qui hantera longtemps celui qui a eu le bonheur de l’avoir vue…
Bea_Dls
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le 11 mars 2015

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Bea Dls

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