Depuis O’Brother (2000), les frères Coen nous avait justifié leur goût bien prononcé pour la musique folk des années soixante. Mais dans ce dernier film, la musique faisait office d’échappatoire et de propulsion vers une popularité confiante des trois évadés. Elle restait quelque chose de joyeux, en accord avec le reste du film, comique de la première à la dernière minute. Le caractère festif d’O’Brother avait marqué la carrière des cinéastes, donnant à voir peut être leur film le plus absurde. Depuis quelques années, le drame semble davantage les intéresser (No Country for Old Men, True Grit) et surtout donner l’impression d'un enchaînement de grands films, plus de dix ans après leur palme d’or (Barton Fink). Inside Llewyn Davis se situe certainement dans cette continuité, même si nous ne pouvons qualifier le film de radicalement dramatique. C’est aussi une comédie pour qui a envie de rire, intimement mêlé à une histoire dramatique des plus déprimantes, dont l’universalité est un véritable point fort pour le cinéma indépendant américain.

Si l’histoire de Llewyn Davis leur est directement inspirée de celle de Dave Van Ronk, leur nouveau film n’est clairement pas le biopic attendu. Se déroulant sur une longue semaine, Inside Llewyn Davis raconte l’errance d’un jeune musicien (Oscar Isaac) à travers les Etats Unis, entre New York et Chicago. Llewyn Davis ne se sent plus aimé, n’arrive plus à vivre avec sa musique, et demeure sans cesse tourmenté par la mort de son partenaire, avec qui il a réalisé son plus grand album. En apparence différent du reste de leur filmographie, ce dernier film pourrait en réalité être vu comme un aboutissement de leur thématique : celle de conter l’histoire d’un looser. Oscar Isaac est le nouveau John Turturro / Barton Fink (lequel était un écrivain dépressif en crise d’inspiration), une alternative au Jeff Bridges / The Big Lebowski (1998), un prolongement de Tim Robbins (Norville Barnes) dans Le Grand Saut (1994). Mais par le sujet du film, la musique folk, ce nouveau personnage prend une toute autre envergure et se retrouve finalement très proche des cinéastes eux même. Qu’arriverait-il si Joel ou Ethan mourrait, en laissant la vie au deuxième ? C’est précisément le problème de Llewyn, anti-héros chantant des morceaux d’une beauté renversante, mais ne trouvant plus sa place dans ce monde froid et hostile, dans lequel d’autres vedettes commencent à émerger sérieusement (Bob Dylan). Les Coen racontent dans leur interviews que l’idée du film leur est d’abord venu de leur admiration pour Bob Dylan dans leur jeunesse, et par conséquent de leur curiosité envers les autres musiciens de cet époque de l’âge d’or du folk, qui ont vu leur carrière se transformer en bonheur éphémère. Llewyn Davis n’est pas un cas particulier, mais un personnage créé en hommage à tous les autres musiciens de son espèce s’étant évaporé de la même manière, voire plus rapidement.

La séquence d’ouverture nous présente frontalement, en contre plongée, Llewyn Davis chantant un morceau en entier, criant à travers elle un désespoir immense que le public ne peut percevoir ni comprendre. Toutes les chansons de Llewyn Davis sont montrées dans leur intégralité, choix judicieux des cinéastes tendant à une plus forte empathie avec le personnage. Nous devons nous situer Inside (à l’intérieur) de l’artiste, et l’accompagner dans sa terrible traversée du styx. De mythologie, le film n’en est pas dénué : le chat se nomme Ulysse, et le parcours de Llewyn Davis se rapproche du mythe de Sisyphe (ce que les Coen racontent dans l’interview des Cahiers du Cinéma n°694). Devant faire rouler une pierre en haut d’une colline, Sisyphe ne parviendra jamais au sommet, et redescendra constamment au seuil. L’aventure de Llewyn Davis est une sorte de cycle, montrant qu’elle peut se répéter longuement d’une semaine sur l’autre (la dernière séquence du film nous ramène au début).

La densité froide de l’image et des décors participe magnifiquement à cette triste balade. Citons le plus grand directeur photo français encore en activité, Bruno Delbonnel, qui livre un travail plastique aussi grandiose que dans le Faust de Sokurov (2012). La lumière du film est une lumière fatiguée, comme nous pouvons observer à notre lever. Lorsque Kiéslowski réalisait Trois Couleurs : Bleu (1995) l’idée de rendu du travail sur la lumière en était proche. Inside Llewyn Davis est un film nocturne, une déambulation dans la nuit d’un musicien qui tente de dormir paisiblement, d’un sommeil quasi éternel. Lorsque l’aventure de Llewyn se transforme en road movie, nous retrouvons avec grand plaisir le surréalisme de certains films des cinéastes. La présence de John Goodman au casting est des plus marquantes, même si le vieil obèse réitère le même rôle depuis de nombreuses années. Un vieil obèse qui ne va pas se gêner pour insulter Llewyn et sa musique, trop simpliste pour émouvoir, trop classique pour servir à quelque chose. Peut être est-ce là une mise en âbime de ce que les frères Coen pouvaient penser de l’avis du public à la sortie du film. Comme une balade folk, Inside Llewyn Davis demeure un de leur film les plus simples et les plus classique, d’une durée universelle (1h45) ne cherchant à s’inscrire dans aucun point particulier de leur carrière, sinon celui d’une maturité exemplaire. Signalons les autres seconds rôles, rendu étonnamment humain de bon vivant en comparaison à ce que vit Llewyn : Carey Mulligan et Justin Timberlake. Please Mr. Kennedy est la preuve que l’esprit de Llewyn se situe à des années lumières de celui de ses amis et de son ancienne compagne. Son entourage de New York ne le considère plus en tant qu’humain comme les autres (les amis chez qui est hébergé Llewyn sont l’exemple type des personnes envisageant Llewyn comme une boite à musique, totalement vide de l’intérieure et pouvant se répéter à l’infini).

Ce grand prix cannois en laissera plus d’un perplexe, aussi bien par l’apparente simplicité de sa réalisation que par la douce émotion qui en découle, fugitive mais intense. Si Barton Fink semblait lourd en mise en scène et connotation diverses du personnage, si O’Brother paraissait trop loufoque pour plaire au plus grand nombre, le conte de Llewyn Davis trouve l’équilibre juste, décuple l’émotion, et radicalise le style des Frères Coen comme une balade Folk, faisant d’Inside Llewyn Davis une petite œuvre majeure, un chef d’œuvre modeste au refrain puissant, inséré entre de magnifiques couplets résonnant à tout jamais dans l’esprit dérangé de Llewyn Davis, mais aussi en notre intérieur.
Forrest
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le 22 déc. 2013

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