Une camionnette, au rétroviseur intérieur décoré par deux ailes d'ange, sillonne la nuit enneigée. Le conducteur croise une jeune femme, dont la voiture est en panne. Il lui propose son aide, elle refuse, préfère attendre l'arrivée de la dépanneuse. L'homme fait mine de partir, avant d'agresser sauvagement la jeune femme, qu'il emmène à son repaire pour la torturer, puis la découper en morceaux. Le fiancé de la morte, fou de douleur, se lance dans la traque du tueur, se promettant de le faire souffrir au centuple pour ce qu'il a fait endurer à sa promise assassinée...

J'ai rencontré le Diable n'est pas vraiment un énième film de vengeance, comme pourrait le suggérer son scénario en apparence simpliste, car Kim Jee-woon se paie le luxe, à travers 2h20 traumatisantes de douleur et d'émotions viscérales, de nous livrer un sérieux prétendant au titre de meilleur film de vengeance de tous les temps. Transcendant littéralement son intrigue par une exploration éprouvante des abysses de l'âme humaine, l'auteur des excellents Deux Sœurs et A bittersweet life, accouche ici d'un chef-d'œuvre absolu de noirceur, un thriller cauchemardesque dont les scènes de tortures – insoutenables – se voient toujours contrebalancées par l'amertume et la tristesse, plus fortes que tout. Le héros vengeur, Kim Soo-hyeon, incarné par un Lee Byung-Hun effrayant et bouleversant, devient un monstre traqueur de monstres, une sorte de Dexter coréen, à ceci près que sa pulsion meurtrière n'est pas méthodique, mais chaotique, sans cesse provoquée par la fraîche douleur de la perte. A la différence de Dexter, Kim est aveuglé par sa rage, il ne la contrôle pas. Le « Diable » du titre, que l'on identifie dans un premier temps au tueur, pourrait alors aussi bien qualifier le personnage éploré de Kim, véritable ange déchu. Dans cette optique, le titre du film est à double tranchant, « I saw the Devil » pouvant se traduire aussi bien par « J'ai vu / rencontré le Diable », que par « Je charcute le Diable ». La frontière entre monstre et victime se trouble.

Mais c'est surtout la vision du visage angélique de l'acteur, peu à peu dévoré par la flamme destructrice de la vengeance, qui procure chez le spectateur un malaise, plus vif encore que celui des séquences de torture. Contrairement au meurtrier, Kim n'éprouve aucun plaisir, il répond à la douleur par une douleur plus grande encore. Tout le film est bâti comme un cercle vicieux, infernal, où la souffrance engendre la souffrance, mais pas de manière complaisante, comme le fait souvent le cinéma gore : J'ai rencontré le Diable emprunte les voies de la pure tragédie. Filmant l'affrontement éprouvant de deux monstres, l'un avéré, l'autre en devenir, comme un face-à-face tragique, Kim Jee-woon dépasse le genre gore, le hissant parfois vers une représentation christique (le corps de plus en plus mutilé du tueur, la résignation de Kim à embrasser la noirceur pour mieux en triompher). J'ai rencontré le Diable se révèle comme l'une des explorations cinématographiques les plus rudes et les plus captivantes du Mal.

Avec cette ambition dantesque de montrer frontalement toutes les facettes du mal le plus absolu, Kim Jee-woon lui donne d'abord un visage de cauchemar, celui de l'acteur Min-sik Choi, effrayant de folie sanguinaire dans la peau du tueur Kyung-chul, avant d'en explorer les continents les plus sordides (meurtres barbares et viols à répétition, affrontement dans la maison d'un assassin cannibale, mutilation à petit feu de Kyung-chul...). Le réalisateur ne nous épargne aucun détail – membres tranchés, brisés, arrachés, déformations corporelles, sang répandu par dizaines de litres – mais toujours dans le souci paradoxal d'une esthétique du Mal, répugnante, baroque, parfois grotesque, mais toujours fascinante. Nulle beauté ici, mais une sidération constante, une hallucination douloureuse face aux ravages tragiques de la barbarie humaine. Rarement un cinéaste nous aura autant rapprochés de l'horreur, de la monstruosité. Rarement un film nous aura autant infusé le goût du sang. Expérience cathartique extrême, viscérale et audacieuse, J'ai rencontré le Diable ne caresse certainement pas son spectateur dans le sens du poil. Bien au contraire, il le confronte avec brutalité à ses instincts les plus inavouables pour mieux l'en écarter. La vengeance, loin d'être glorifiée, nous est montrée comme une impasse radicale. Kim Jee-woon, repousse l'horreur et son (in)humanité vers leurs ultimes limites, pour nous faire alors le don inespéré de quelques fragments de légèreté salutaire, où l'humour et parfois le rire reviennent affleurer à la surface d'un océan de sang et de larmes. Quant à savoir s'il s'agit du rire du désespoir ou de la cruauté, c'est là toute la part d'indicible que nous offre, dans son sillage inoubliable de violence et de mort, ce grand film malade...

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le 9 juil. 2011

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