Le premier film américain de Pablo Larrain (tourné immédiatement après un autre portrait, Neruda) montre la semaine de l'assassinat du président Kennedy, vécue par son épouse (qui décide d'assurer les funérailles au lieu de céder aux peurs). La narration est totalement éclatée, l'approche emphatique. La musique (de Mica Levi, déjà au poste sur Under the Skin) suggère une violence crue sublimée, une résilience dans la douleur, tout en interne. Le film se construit par va-et-vient entre les entretiens (en face-à-face généralement) et moments de solitude, avec pour principaux repères une interview avec le journaliste (Billy Crudup dans le rôle de Theodore White) chargé de rattacher le personnage Kennedy à la mythologie arthurienne – et une échange avec un prêtre (John Hurt).


Au niveau immédiat le résultat est assez stérile sur le plan politique. Mais il montre comment on fabrique des repères et prépare l'Histoire, organise les traces et autres 'évidences' ; la valeur ajoutée l'emportera sur les faits, le roman sur le brut. Nous sommes invités à le deviner du point de vue de la personne écrasée par le costume de 'héros' de la situation. Nous voyons les ambiguïtés du personnage public sur le front mais privé d'engagement propre, à deux doigts des manettes et aliéné devant tous. C'est la double peine, l'oubli de soi mais avec la responsabilité, des devoirs écrasants avec contreparties inaptes, à terme, à assurer la consolation. Chaque faute pourra retentir éternellement et gâcher une éventuelle autre existence (dans le film Jackie craint une retraite honteuse et désargentée, cinq ans plus tard elle se remariait avec le milliardaire Aristote Onassis).


La pression n'est pas seulement formelle ou publique, elle est aussi sur son ego et sur sa simple vie. Face à ces pressions la fuite est impossible et le laisser-faire intenable (la collectivité lui en voudrait, elle ne saurait plus s'apprécier, les gardiens même les plus phobiques auraient des regrets). Malgré les impératifs de l'Histoire et de la communauté, la subjectivité remonte, jaillit concrètement alors qu'elle semblait suffisamment blindée ; Jackie va chercher à imposer sa touche personnelle, pas au sens de la 'mignonne' du chef qui s'occuperait des bibelots (ce qui reste sa tâche de base), mais comme le ferait une autorité capable d'asséner ses propres symboles, au contraire d'une détentrice du pouvoir engloutie par et pour lui (comme un premier ministre peut l'être face à un président omniprésent, ou un chef d’État parachuté qui n'a de la noblesse que les titres – voire leurs résidus).


La mise en scène suggère cette lutte sans relâche, exceptionnellement troublée par des chutes de confiance. Les négociations sont âpres mais indirectes ; le spiritualité aide à colmater par la voie d'un conseiller, qui semble avoir trouvé cet équilibre entre légalisme et contentement – confortant Jackie dans sa voie inévitable, la sublimation dans le conformisme et l'acceptation du sort. Par là elle trouve une manière de dépasser (voire rentabiliser) ses scrupules, assumer son envie de continuer à vivre ; tout en continuant à idéaliser son mari. À cette fin elle ne se contente pas d'excuser ses fautes, mais les annule et les contredit en brandissant des vertus intrinsèques supposées (le mari adultère était un modèle de « loyalty »). Sur ce point elle est parfaitement en phase avec l'infrastructure, de l'establishment présent aux services 'profonds'.


Tous soudés pour le mythe – et à exalter ceux déjà installés, celui de Lincoln en particulier. Le film accompagne ces mouvements dans l'hypocrisie et le romantisme, mais avec foi et conscience, passant au travers des crises secouant la cour autour de Jackie. Quoiqu'il en soit, ce choix lui permet aussi de ne pas avoir à creuser ou confronter, par exemple il lui évite de s'abîmer à questionner la présidence de Kennedy, la possible vacuité de ce « shining moment » – et la question de l'assassinat en lui-même est totalement occultée (pas un mot, peut-être quelques flous opportuns mais il faudra les chercher, même pour les simples cyniques – les amateurs de complots 'concrets' eux sont assurés de s'endormir). Mais il ne reste pas servile devant l'icône, montrant plus de courage qu'un Iron Lady où la complaisance est sans partage (quoiqu'on puisse discuter à ce sujet : tailler un beau mélo pour une femme d’État si controversée, est-ce du culot ou de la lâcheté ?).


La prestation de Portman est plutôt un atout en elle-même, car elle a une forte prestance sans inspirer de gêne ou de dégoût – bien au contraire. Cependant elle perd en validité vu de trop près ou en fonction du modèle (Jacqueline Bouvier-Kennedy-Onassis). L'actrice a repris sa diction de poupée ravie de la crèche, mais ressemble davantage à une femme-enfant sous tranxène ; la véritable Jackie fait beaucoup plus terrienne, solide, quelque soit sa posture. Dans les archives, elle ressemble à une femme qui saurait (ou aurait appris, 'la fonction fait l'homme') canaliser son agressivité ou son énergie – quitte à finir hypnotisée par son propre succès. Portman a l'air plus fébrile, dans le désir (refoulé, le contexte aidant) de s'abandonner – c'est une victime tâchant d'être forte, ce qu'elle est au fond dans ses meilleurs rôles (dans Black Swan, Léon). Les deux cherchent à se faire valoir, aimer, trouver de l'autorité (en 'imprimer') là où il devrait y avoir une potiche.


https://zogarok.wordpress.com/2017/04/08/jackie/

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le 5 avr. 2017

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