La déroute de l'imagination (ou les mensonges de l'image)

Film du Nouveau Cinéma argentin, remarqué par les Cahiers du Cinéma, Jauja (Alonso, 2014) attire lorsqu’il est loin, déroute lorsqu’on y est, et abandonne à une perplexité stérile après tout. C’est un film qui, sans doute, se lit plus encore qu’il ne se voit. C’est un voyage dans une représentation.
Il s’agit d’un étrange western à première vue. L’intrigue est statique (irai-je jusqu’à dire aussi statique que les plans ?), trouble et assommante. Elle a l’esprit d’une quête conquistador avec trois siècles de retard et plusieurs milliers de kilomètres de décalage. Au cœur de la Patagonie, un territoire en océan et en désert, une expédition danoise cherche à retrouver la Cité d’Or locale, Jauja. Le capitaine dirigeant les opérations est accompagné par sa fille. Le décalage historique et géographique n’a pas même le mérite de nous divertir. La fille, d’ailleurs, s’ennuie. Nous aussi. Elle fuit avec un soldat vers le désert. Le «rebelle » Zulluaga rôde dans les parages. On cherche à faire comme elle, échapper à ce paysage mort où des officiers libidineux passent leurs journées assis par terre, à gratter le sol avec un morceau de bois. Son père ne pouvait même plus faire attention à elle. Pour le spectateur, c’est la déroute de l’imagination : faits inconnus, paysages inconnus, et ennui. Le film veut nous décourager (sans doute pour nous tenter d’avantage, afin que nous y entrions avec l’idée que nous déchiffrons ainsi ce qui se cache derrière ce qui est trouble). Se développe, dans cette austérité abrutissante, une inertie, un hermétisme. Les images sont toutes divisées, au départ, entre la terre et la mer, à parts égales, et si les couleurs et les reflets sont frappants de vigueur, ils n’en restent pas moins toujours les mêmes : le bleu, le vert, et le noir. La Terre vue par Sappho. Les plans sont fixes, et les mouvements de caméras, lorsqu’il y en a (rotation sur une même base, jamais de travelling complet) ne sont jamais gratuits : ils accompagnent le personnages dans son mouvement. L’inertie se fait donc à la fois en ce que le personnage garde une même place dans le schéma de l’image, et le spectateur se gave d’horizons insensés sur la terre et dans la mer : les membres de l’expédition ne bougent, n’évoluent pas. Cette même langueur absurde s’affirme dans sa chute. Lorsqu’un personnage quitte le champs sans être suivi par la caméra, l’effet de rage, de virulence est immédiatement transmis. Plan large sur Ingenborg, la fille du capitaine, qui tente de s’en aller avec un soldat. Le plan qui suit, américain, montre le supérieur hiérarchique du soldat. Il les voie, il crie et se lance à leur poursuite. On reste sur un même plan, vide cette fois-ci, et on ne voit rien de ce qui se passe derrière nous. On peut déjà imaginer qu’il se passe quelque chose ; le « rythme visuel » a été brisé. L’usage d’une courte focale en continu, qui confère aux images un arrière plan permanent, et ainsi (on le verra plus tard) un double sens, et s’accompagne d’un travail sur la bande-son profondément réaliste et mesuré (chants d’oiseaux, vent, bruit de la mer…). Il en résulte une immersion qui accompagne le phénomène de la déroute de l’imagination chez le spectateur : si le film a le pouvoir de nous faire croire en un point de vue, on devient cependant un être qui se fatigue à garder la tête haute, droite, immobile, dans un paysage lunaire et hostile. On la baisse pour voir les morts et les souvenirs : un homme massacré par Zulluaga, ou un petit soldat de bois dans une flaque d’eau de mer.
Il s’agit cependant de nuancer le point de vue : le film, on le sait, ne décourage pas pour rien et son calme plat (son austérité) permet aussi de mettre en exergue une réflexion sur l’art de la représentation. Cette représentation sera alors là où voyagera le scénario. La photographie de la plage rappelle encore les visions essoufflées de Nicolas de Staël. Encore que cela ne se fasse jamais sans finesse : le film s’ouvre sur une séquence fixe au court de laquelle Ingenborg et son père sont assis au bord de la mer, côte à côte, mais chacun dans un sens différent. Elle annonce déjà la fugue de la fille par cette position prémonitoire : lui fixe la mer, elle les terres à l’opposé. L’opposition se faire aussi sur le plan du dialogue, histoire d’avoir ou de ne pas avoir un chien. La plage est en somme la feuille blanche pour l’imagination du réalisateur, avec pour seuls outils les couleurs et les acteurs : tout le reste est visible et éclairé. Un support à l’évidence fatigante. Plus tard dans le film, lorsque Ingenborg et son amant ont gagné la pampa, le drame va laisser se constituer une étrange image : la jeune fille s’assoit au sol, dans sa lourde robe bleue, près de l’eau, et les hautes herbes derrières elle, où son cheval attend. C’est une véritable fête galante qui s’annonce. Le galant revêt d’ailleurs la tenue adéquate dans son uniforme danois. L’ambiance reste toutefois très rustique et nous interroge sur le bien fondé de leur situation. On y trouve quelque chose d’une conquête illusoire, perdue d’avance. Une culture qui ne s’immisce pas dans un paysage. D’ailleurs la galanterie laisse vite sa place à une scène d’amour implicite et dont le début est marqué par le phénomène (précédemment évoqué) de la très brusque sortie de champ : l’amant nu cette fois-ci disparaît par le bas de l’image, devenue beaucoup plus frontale, en entamant son va et viens. Mais malgré ces tentatives, ces ambiances qui s’essayent à notre imagination, on a tôt fait de ne plus se fier à l’image. Le cinéaste nous laisse bien souvent seul face à l’image et il nous faut la lire au plus vite, au mieux, et constater que l’action est toujours au second plan. L’intérêt stimulant de la courte focale. Il peut s’agir d’un homme qui passe, avec un chien, loin, très loin dans les rochers, ou d’un rebelle qui achève sa victime, en haut d’une colline, et dont la silhouette se confond avec les totems plantés autour de lui. L’idée de représentation vient toutefois vite quitter cette seule volonté de contenir des éléments cachés, et, avec la dernière partie du film, nous donne le goût pour la quête intérieur et la recherche de soi, de son souci premier. Ainsi toute la traversée du désert par le père à la recherche de sa fille est non seulement fondamentale mais donne en plus de ça au film un tournant symboliste. Nous ne voulons plus voir la quête poétique et épique de Jauja, nous voulons aider le capitaine à briser le mystère des rochers. Il croise un chien, qu’on avait vu au fond de l’écran au début du film. Il le suit. Le bout de chemin qui le mène jusqu’à la sorcière semble être une synthèse des enjeux du film jusque là soulevés. Le principe-même du chien qui le guide rappelle celui que désirait tant sa fille au début du film. Et entre deux rochers, il entrevoit le petit soldat de bois. Tut cela nous rapporte à la thématique de l’enfance perdue, insaisissable -pas tant par l’enfant mais par le père-. Le capitaine arrive alors dans une grotte, et la psychologie du film se dévoile. La recherche de sa fille est un thème capital au cinéma, pour ses ressources émotives. On pense à Toni Erdmann, et, dans l’autre sens, au bouleversant Vader und Dochter (2000) de Michaël Dudok de Witt. Ainsi donc, Jauja s’est transformé en Ingenborg. Le père, lui, reste un aventurier. Son dialogue avec la vieille femme du désert est hors du temps, et profondes dément théâtrale. Nous ne sommes plus dans le film violent des grands espaces. L’éclairage se maîtrise, découpe l’obscurité avec parcimonie, et le silence se fait. Il y a, en somme, quelque chose de profondément artificiel dans cette scène : en plus de l’atmosphère onirique qui y règne, on compte un nombre limité d’objets, de mobiliers en bois. Tout semble petit et joue le rôle d’un catalyseur de l’imagination pour le spectateur : nous, nous pouvons logiquement intégrer tous les éléments de la scène à notre raison. Sommes-nous dans un rêve ? Est-ce une hallucination, une pure invention de notre esprit, et qui ne vient que de nous, de telle sorte que nous ayons intégré la scène toute entière ? La scène surprend. On peut imaginer que la vieille femme est Ingenborg, la Jauja du Capitaine, qui l’a attendu bien des années au fond du désert. Les dialogues sont débordants de poésie et marquent d’une invisible somptuosité l’austérité du désert. Le capitaine sort de la grotte alors qu’il fait presque nuit. On le voit sortir dans le champs, dans le contrechamps on voit son visage consterné, et dans le retour au champs l’angle a tourné, et il n’y a plus la moindre trace de grotte dans le cadre, ni aucun relief d’ailleurs (on voit l’homme en contre plongé vers le haut, tout simplement). Cela renforce le caractère énigmatique de la rencontre, dont il ne reste rien, et que la nuit tombée nous dit avoir été très longue. Puis le capitaine reprend sa marche et illustre la chanson : « Notre vie est un voyage/dans l’hiver et dans la nuit. »
Puis une jeune fille se réveille dans son lit, nous sommes au XXIème siècle. Elle descend voir des chiens et leur maître, en bas, dans le parc du château. Elle ? C’est sans doute Ingenborg. Le chien est le même que celui de l’aventure précédente, avec la même cicatrice sur le flanc. Le film tout entier semble avoir été un rêve au service de cette unique scène. S’il s’agit du rêve de cette fille qu’on a vu s’éveiller, alors c’est sans doute (et bêtement) le questionnement sur l’affection d’un père, et l’illustration de ce que l’on voudrait tant qu’il nous aime ainsi. Mais tout cela reste bien étrange, et la seule chose du rêve que l’on tient est le grand mélange des éléments entre une aventure et une autre. En somme, autant que ces images en trompe l’œil, le film est une mise en abyme des rêves et des souhaits inconscients.
Le film est magique, noble, il nous immerge nulle part ou peut être au fond de nous-même.

Thecaptaincactus
7

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le 18 févr. 2018

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