Où Corto n’est pas un marin à casquette

L’essentiel de l’action se passe en Patagonie (Argentine) dans une région assez désolée (bord de mer) et une alternance de plaines arides, d’autres un peu plus vertes, des marécages et un terrain accidenté très caillouteux voire rocheux peu engageant. D’après les vêtements (essentiellement des uniformes, mais aussi l’ensemble assorti longue robe-gilet bleu d’Ingeborg) et les armes (Viggo Mortensen utilise un pistolet ainsi qu’un sabre), on peut situer l’action au XIXème (1882 précise la bande-annonce). Dinesen (Viggo Mortensen) est là avec sa fille Ingeborg (Villbjørk Malling Agger), 15 ans, une blonde élancée dont la finesse de visage est soulignée par ses lèvres parfaitement dessinées. Bien qu’habillé en civil, Dinesen est un militaire (danois), escorté par des soldats locaux.


Le film étant peu prolixe en informations, sachez qu’un panneau présente au tout début quelques mots à propos d’une légende évoquant une contrée (Jauja), sorte de paradis jamais situé précisément, car tous ceux qui auraient tenté de le trouver se seraient perdus à jamais. Ce pourrait être le cas du colonel commandant les soldats escortant Dinesen, puisque nul ne sait exactement ce qu’il devient. Il serait désormais à la tête d’une bande d’indigènes (dénommés les cocos par un des militaires discutant le soir avec Dinesen), habillé en femme. Si c’est vrai, ce colonel semble plutôt avoir perdu la raison à force d’attendre dans une sorte de Désert des Tartares qu’avoir trouvé un improbable paradis. Autant dire que tout le film est ainsi, avec des questionnements qui restent sans réponse assurée.


Le réalisateur, l’Argentin Lisandro Alonso, aligne ainsi des éléments insaisissables car invérifiables. Inventaire non exhaustif :



  • Un soir (après avoir débarqué ?) Dinesen discute avec un capitaine à propos de son supérieur évaporé dans la nature. Le capitaine interroge un soldat dénommé Corto, assis à côté d’eux, à propos du colonel. Son supérieur lui reproche de colporter une simple rumeur. On réalise à la fin de la scène que Corto avait les mains enchaînées (chaîne tenue par un autre personnage, hors champ). Plus tard, on retrouve Corto parfaitement libre de ses mouvements. Comment et pourquoi ?

  • Que vient faire Dinesen en Patagonie ? Il semblerait qu’il soit ingénieur et qu’il soit venu superviser des travaux d’envergure. On voit des hommes creuser une large et profonde tranchée : un futur canal ? Si cela correspond à une réalité historique, le film ne le précise jamais.

  • Un autre ayant des vues sur elle, Ingeborg préfère la fuite, avec Corto qu’elle séduit facilement. On se rappelle alors qu’au début elle disait à son père vouloir un chien qui la suivrait partout. Est-ce ainsi qu’elle voit Corto ? De plus, quand celui-ci lui demande si l’homme avec qui elle voyage est son père, elle ne répond pas, comme si elle voulait entretenir le doute. On n’en saura pas davantage à propos de sa mère.

  • Une fois à la poursuite des amants, Dinesen tombe sur un soldat à l’agonie (attention, quelques explosions de violence parsèment le film). On se doute qu’il s’agit de Corto. Mais, quand Dinesen l’interroge, c’est pour demander où est sa fille. L’homme étant à l’agonie, il n’a la force que de dire un nom. Doit-on comprendre qu’Ingeborg a été enlevée par les cocos ou plus simplement que Corto donne le nom de son assassin ?

  • Quand Dinesen rencontre enfin quelqu’un après sa longue quête (non, il n’est pas question d’anneau ici), on est soudain pris de vertige, comme si on était passé dans une autre dimension de l’espace-temps. Disposé à tout admettre pour retrouver sa fille, Dinesen veut bien entrer dans le jeu de son interlocutrice. Le spectateur (qui en a vu d’autres), se dit alors que la vérité va enfin émerger, quand l’interlocutrice de Dinesen fait machine arrière. C’est d’autant plus bizarre que le réalisateur (et scénariste) s’en tire avec un final en forme de pirouette. Une facilité à mon avis, même si David Lynch ne renierait pas le procédé. Facilité ou même complaisance, car le réalisateur n’en finit pas alors d’enchainer les plans qui feraient de belles fins. On comprend qu’il veuille aller au bout de son idée, mais c’est finalement un peu trop démonstratif à mon sens.


Ces réserves mises à part, le film tient toutes ses promesses, après une bande-annonce alléchante. Le réalisateur fait le pari d’une lenteur certaine (nombreux plans fixes étirés, mouvements de caméras souvent quasiment imperceptibles, jeu sur le hors champ, etc.), incitant le spectateur à rester attentif pour capter le maximum d’informations lui permettant de se faire son idée. C’est d’autant plus judicieux que le personnage de Dinesen est constamment dans cette situation de recherche d’indices à propos de sa fille en fuite.


La Patagonie est un décor remarquable bénéficiant d’une luminosité qui sert bien le film (beau travail du directeur de la photographie). La première partie avec éclairage couchant ou levant sur le bord de mer installe une ambiance comme on en voit peu. La suite, avec des décors variés, met bien en évidence les paysages naturels. On peut remarquer une scène où l’ombre portée d’un homme sur fond de grotte prend une forme très bizarre. La bande-son ne contient d’ailleurs quasiment que les sons de la nature, exception faite d'une vibration intense lors d’un moment de forte tension et d'une scène où Dinesen s’endort à la belle étoile (musique de la bande-annonce, avec Viggo Mortensen himself à la guitare).


Présenté dans la sélection « Un certain regard » au festival de Cannes 2014, ce film captivant joue sur de nombreux points, en assumant une originalité de forme qui saute aux yeux (image au format 4/3 avec coins arrondis). L’aspect esthétique est remarquable, les interprètes sont convaincants, les costumes et décors étant à la hauteur. Annoncé comme un western, le film est plutôt du genre aventures à tendance existentialiste (voir le questionnement ultime de Dinesen qui reste évidemment sans réponse). Très réussi jusqu’à un retournement final qui laisse une impression bizarre en accumulant les détails sensés tout expliquer. Franchement, je préfère le chien qui apparaît à Dinesen en plein désert rocheux comme une sorte de sphinx (avant de le guider tel un Milou au teint sale), que sa réplique de taille supérieure dont une plaie vient expliquer un point de la première partie. Le meilleur du film est finalement dans l’absence d’explications qui laisse la part belle à l’imagination du spectateur).


P.S. : Attention quand même si vous voyez le film en salle de ne pas confondre Jauja avec Ouija également à l’affiche en ce moment.

Electron
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le 2 mai 2015

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