Jauja s’ouvre sur une image pleine de promesses. La promesse d’en prendre plein les yeux, avec ce format « presque » carré, 4:3 plus exactement. La britannique Andrea Arnold, qui a déjà filmé deux fois dans ce ratio (pour Fish tank et les Hauts de Hurlevent), dit en substance que lorsqu’on filme une seule personne, ce qui est le cas ici la plupart du temps, le format 4:3 est celui qui le plus « respectueux » de cette personne, celui qui lui donne le plus d’ « humanité ». Cette première image de Jauja (celle-là même de l’affiche) n’est pas certes pas celle d’une personne unique, mais deux, un père et sa fille regardant dans de directions opposées, mais unis comme des siamois, perdus dans l’immensité de la pampa : Andrea Arnold a raison, il est vrai qu’immédiatement, ces personnages nous attirent par la très grande mélancolie, par la grande solitude qu’ils dégagent ; une grande humanité en effet.


La deuxième, puis la troisième scène confirment cette première impression d’un film différent, libre et sans concession : un soldat en train de manger, les mains et le visage passablement ensanglantés, un autre, nu dans un petit étang, en train de se masturber, tous très visiblement comme en phase totale avec la nature. Peu de mots sont échangés, mais l’extraordinaire beauté formelle de ces scènes ne demande rien de plus à ce stade : des couleurs à la limite du surréel, des cadrages au cordeau, une profondeur de champ qui donne aux personnages toute la latitude nécessaire pour entrer et sortir du cadre…


Lisandro Alonso est un cinéaste argentin très confidentiel, dont les œuvres n’ont n’a pas forcément eu une audience étendue, pas en France en tout cas. Avec une sortie nationale dans 29 salles, Jauja bat une sorte de record personnel. Car le film serait celui qui est le plus accessible des 5 qu’il a tournés jusqu’à présent. En apparence, une histoire simple d’un officier danois parti à la conquête de la Patagonie avec sa fille Ingeborg. Nous sommes en 1882, le capitaine Gunnar Dinesen travaille avec l’armée argentine à la conquête du mythique territoire de Jauja (un mythe qui fait partie de la culture inca, et qu’un cartel au tout début du film décrit à la fois comme une terre d’abondance et une terre de perdition). Accompagné pour des raisons inexpliquées par sa jeune fille de 15 ans, obsédé par la protection de sa virginité face à des soldats qu’il traite de « porcs immondes », il se retrouve à arpenter le désert de Patagonie lorsqu’ « Inge » disparaît en compagnie de Corto, un soldat jeune et rustre dont elle est tombée amoureuse, un homme avec lequel on découvre qu’elle ne peut même pas communiquer, lui parlant espagnol, elle danois.


Cette thématique proche de la prisonnière du désert de John Ford, qu’Alonso affirme pourtant n’avoir jamais vu, est en réalité un prétexte pour autre chose, une chose qu’on n’arrive pas à saisir, dont nous ne sommes pas sûre que le réalisateur lui-même a saisi. Le film est minéral, organique, il y a quelque chose des films du mexicain Carlos Reygadas dans ce Jauja, en particulier du très éprouvant Post Tenebras Lux, la même veine pseudo-mystique, la même place allouée à la nature, les mêmes apparitions plus ou moins cauchemardesques. Nous suivons le personnage de Viggo Mortensen dans ses pérégrinations à travers un désert qui change radicalement de nature au fur et à mesure de son avancée, avec un paysage de bord de mer plutôt accueillant au début, puis une pampa luxuriante, pour finir en cratères lugubres, dont le caractère lunaire fait penser que le personnage s’enfonce de plus en plus vers un ailleurs hors de notre portée. Cette impression est définitivement validée par l’apparition de guerriers qu’on dirait incas, ou encore d’une sorte de pythie, une femme du passé, du futur, on ne sait pas, on ne sait plus. Après ces rencontres, le personnage devient quasiment christique, écrasé de souffrance. Et les vingt dernières minutes du film achèvent de montrer à quel point le film lui-même devient autre.


Jauja est un film difficile, qui demande plus que l’attention du spectateur. Il demande son abandon, sa capacité à « dé-rationnaliser », à entrer en empathie non pas avec les personnages, mais avec le réalisateur lui-même, dans sa manière vaguement autistique de vouloir nous dire sa vérité. . Mais c’est également un film d’une beauté époustouflante, où chaque scène est construite pour faire d’inoubliables tableaux vivants, avec l’aide de Timo Salminen, le chef opérateur d’Aki Kaurismäki.


Viggo Mortensen a-t-il eu raison de jouer dans Jauja et de le co-produire ? Il interprète en tout cas d’une manière totalement convaincante cet homme qui se laisse littéralement avaler par le désert, qui se laisse déposséder de lui-même. Cependant, l’émotion a du mal à passer, tant la frustration est grande face à la dérive incessante du film, face à son côté insaisissable. Et malgré toute la beauté offerte par Alonso, le rythme extrêmement contemplatif du film écartera une partie des spectateurs de son chemin.


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Bea_Dls
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le 29 avr. 2015

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Bea Dls

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