destinées sentimentales d'un triangle amoureux VS Histoire du Japon

Le premier véritable chef d’œuvre d’Akira Kurosawa est ce JE NE REGRETTE RIEN DE MA JEUNESSE, après Le Plus dignement (film de propagande cachant les obsessions humanistes de l’auteur) et Qui marche sur la queue du tigre… (ersatz du divertissement intelligent made in Kurosawa). On y voit cette thématique récurrente dans l’œuvre du maître, où l’on observe comment les parcours individuels interagissent avec la grande Histoire du Japon.


Le pitch : En 1933, Noge, Yukie et Itokawa sont étudiants à l’université de Kyoto. Engagés contre la liberté d’expression face à l’invasion de la Mandchourie, ils assisteront à la violente réprimande militaire contre ce mouvement. Si Yukie, encore frivole, y est relativement indifférente, Itowaka cherche à faire profil bas. D’autres encore comme Noge furent carrément emprisonnés pour leur activisme, bien que celui-ci soit finalement en faveur d’un certain pacifisme. En parallèle, les deux hommes courtisent la jeune femme, chacun à leur manière.


On observera donc, dans JE NE REGRETTE RIEN DE MA JEUNESSE, comment l’état sentimental des protagonistes se calque plus ou moins sur l’humeur politique du pays. Ainsi, de nombreux climax concluront les étapes de vies des protagonistes. Ces climax prennent la forme de petites conversations cruelles mais remplies de sens, déclarées à tour de rôle par orgueil et/ou amour. Le récit évoluera ainsi d’un classique triangle amoureux entre Noge, Yukie et Itokawa, vers des destins assez tragiques – chacun d’une façon très distincte ; on retiendra surtout celui de la belle Yukie/Setsuko Hara, qui en tant qu’objet des attentions, concentre aussi toutes sortes d’évolutions, tant dans le drame que dans sa personnalité.


Yukie (fabuleuse Setsuko Hara), passera par toutes les étapes de la vie. De l’insouciance de l’adolescence, à l’émancipation, jusqu’à une tardive prise de responsabilités, à travers la rédemption. Amour, orgueil et conséquences.
Nous parlions à propos de La Forteresse Cachée, de cette façon fabuleuse dont Kurosawa présente le contexte historique comme décor, mais aussi comme personnage à part entière de son récit. Il y a un peu de cela dans JE NE REGRETTE RIEN DE MA JEUNESSE; le rapport s’inverse toutefois, puisque Kurosawa provoque d’abord notre empathie et fait délicatement monter l’émotion en nous, avant d’inscrire en filigrane, ces destinées dans l’Histoire du Japon qui suit, elle aussi, inexorablement son cours ;
1933 –> invasion de la Mandchourie – manifestations pour la liberté d’expression contre un gouvernement réprimant toute contestation ;
1937 –> conflit sino-japonais ;
1941 –> entrée dans le conflit mondial ,
1945 –> Hiroshima.
Les évènements localisés prennent progressivement de l’ampleur jusqu’à influencer (très) durablement le quotidien de chacun ; Noge, Yukie et Itokawa, le gouvernement japonais, l’armée et la conscience collective ; chacun possède sa part de responsabilités. Dans les deux cas, actions, conséquences, expiations, regrets.


Interprétations (très nuancées dans l’ensemble), mise en scène (classieuse, comme toujours) et scénario (très fin) se mettent au service d’un récit qui par son motif universel, le triangle amoureux, aborde l’état d’un pays qui se cherche toujours suite à sa défaite mémorable et sa participation aux évènements les plus ravageurs de ce 20è siècle. Akira Kurosawa est clairement ce réalisateur capable de suffisamment de recul pour donner corps à cette introspection, qui plus est par le biais du cinéma, du « film populaire dramatique ». Le titre du film, JE NE REGRETTE RIEN DE MA JEUNESSE, ironise ainsi sur les décisions trop émotionnelles que prendront les personnages, à l’image du Japon et de sa politique intérieure/étrangère.


Nous abordons également cette passionnante thématique des liens entre Histoire, politique, héritage culturel dans le Japon, à travers les critiques de :
La Pendaison de Nagisa Oshima
Le Cimetière de la morale de Kinji Fukazaku


JE NE REGRETTE RIEN DE MA JEUNESSE a quant à lui été chroniqué dans le cadre d’une rétrospective Akira Kurosawa proposée par le festival Lumière 2015.

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le 25 oct. 2015

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