Parler de Jeanne d'Arc au cinéma, c'est se confronter à un problème double : d'abord la fétichisation malsaine du personnage de certains abrutis, et puis (surtout), l'héritage pesant de Bresson et Dreyer, ayant marqué au fer rouge la vision qu'on peut se faire du personnage. *Jeannette* faisait ainsi figure d'une approche brillante mais timide du mythe par Dumont, la comédie musicale et le burlesque typique des films récents de l'auteur se faisant le vecteur de sa réflexion sur la naissance primitive du mythe, se détournant ainsi des deux problèmes évoqués plus tôt.
Seulement voilà, *Jeanne* , c'est Dumont qui se confronte au mythe dans ce qu'il a de plus emblématique : ses batailles, et surtout, son procès. Et plutôt que de faire le choix d'une surenchère inutile, Dumont pose très rapidement le parti-pris du film, celui d'une épure presque totale, comme manifestation de toucher au cœur même du mythe. C'est en une séquence magistrale que Dumont signe un pacte avec son spectateur : à la promesse d'une bataille, il substitue un ballet équestre magistral, au milieu duquel Jeanne semble absolument impuissante. À la guerre se substitue une accélération progressive du mouvement, transformant l'énergie barbare du combat en une transe sonore et visuelle inouïe. Parce qu'au fond, Jeanne n'est pas l'héroïne guerrière que certain voudraient en faire, c'est une héroïne intellectuelle, que le texte de Péguy et l'incarnation habitée d'une puissance inouïe de Lise Leplat-Prudhomme tout au long du film. Et pour arriver à cette vérité du texte, du verbe, il y a ce pacte, qui implique d'accepter qu'un bosquet d'arbre est Paris, qu'un bunker est un château fort, et qu'une enfant de 10 ans est Jeanne d'Arc.
Du coup, si le déplacement du film dans la sublime et absurdement gothique cathédrale d'Amiens au moment du procès peut sembler antinomique au vu de l'épure des décors de la première moitié du film, c'est là que Dumont abat sa carte maîtresse, en ramenant son cinéma dans les rivages du mysticisme fervent qu'il avait laissé un peu de côté dans sa phase burlesque. Au sein de ce palais démesuré, la foi brûlante de Jeanne opposée au débats théologiques de croulants prélats est une déflagration. Mais loin de se contenter d'une opposition binaire entre Jeanne et ses accusateurs, le film culmine par une scène immense : Guillaume Evrard, jusque là, à peu près silencieux, baisse sa capuche. C'est Christophe (par ailleurs auteur de toute la BO, sublime), qui chante délicatement la damnation à laquelle est condamnée l'âme de Jeanne, seule réminiscence de la comédie musicale du premier volet. Loin d'être un réquisitoire, c'est une lamentation, un regret bouleversant et infini, face auquel les autres prélats n'ont qu'un choix, lever les yeux au ciel, à la recherche d'un signe, d'un message. Mais entre eux et le ciel s'érige la cathédrale : la foi de Jeanne, véritable, n'est pas dans les vitraux, elle est brutale, primitive et sauvage, elle est dans les dunes, elle est dans le vent, omniprésent. Et là où Dreyer filmait l'agonie de sa Jeanne dans un gros plan déchirant, Dumont s'éloigne, et filme un bûcher solitaire au milieu de nulle part, comme si Jeanne était déjà au ciel depuis le début. La nature a repris le dessus.
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