Ce qui est étrange avec le film "Joker" c'est que j'ai dû le voir 3 fois environ (dont hier soir) alors que je le considère comme un chef d'œuvre...et quand j'adule un film j'ai plutôt tendance à me le revoir de temps en temps. J'aime et j'admire ce film pour de nombreuses raisons mais je n'ai pas la force ni le mental pour me le revoir régulièrement tant j'en ressort à chaque fois complètement essoré...vidé...rarement un film m'aura produit un tel effet cathartique aussi désagréable tout en restant assez jubilatoire par moments. Car oui..."Joker" est un film lourd...dense... (très) noir et bien évidemment malsain...son personnage principal "Arthur Fleck" campé par un Joachin Phoenix monstrueux en perpétuel état de grâce attriste autant qu'il dégoûte...révulse autant qu'il attendrit. C'est cette plongée au cœur de la psyché humaine d'un malade (un vrai) qui souffre de sa condition sociale et (surtout, nous allons le voir) métaphysique que propose le Joker...Loin de se contenter d'un banal film de "super" héro (ici ça serait anti-héros) ou de vouloir nous compter la genèse d'un monstre fou et sanguinaire ennemi juré de Batman (le film est beaucoup plus que ça), "Joker" est une plongée dans les abysses de la souffrance humaine qui, arrivée à son paroxysme, n'aura d'autre choix que d'exploser à la face des structures répressives qui, depuis toujours, auront détruit progressivement un homme sur tous les aspects qui définissent un individu sur un plan humain : son autonomie financière, morale, critique, professionnelle, etc...


Oui, car dans Joker il faut bien comprendre qu'il n'y a pas "que" de la vengeance bête et méchante ou du ressentiment dirigé contre telle ou telle personne...il y a principalement une révolte dirigée contre des figures précises (peu importe qui elles sont...c'est ce qu'elles représentent qui importe) : le traître, la mère asphyxiante (et asphyxiée...haha), le "faux" père, le père symbolique...ces figures dont Fleck se venge sont, en réalité, des structures sociales et métaphysiques destinées à imploser de l'intérieur (de manière dialectique) à cause du poison qu'elles ont produit en leur sein (le Joker).


Son collègue qui le trahit en lui donnant une arme et en lui faisant porter le chapeau incarne le rejet au niveau socio-professionnel...l'impossibilité pour le Joker de nouer des relations de confiance et de respect lui permettant de s'épanouir dans son domaine (le rire). D'ailleurs, on constate que l'attirance de Arthur pour le domaine de l'humour (domaine qui lui va assez mal...tout le film consiste en une démonstration cynique et pathétique d'une totale imperméabilité de Arthur et de ce à quoi il aspire) est elle aussi pensée sur un rapport de contraste, de rejet et d'opposition. Le mécanisme du rire repose sur le décalage entre une idée et sa présentation, plus précisément de façon concrète en général entre une attente et le résultat escompté...or dans la vie d'Arthur bien que rien ne soit à attendre...tout ne cesse d'aller de mal en pis...toutefois il ne cesse de rire à cause de sa maladie mentale. Le fait que Arthur ne cesse de rire est, à mon avis, indissociable du mécanisme du rire basé sur le décalage au niveau symbolique : Arthur a toutes les raisons du monde de ne pas rire et, de fait, il est condamné à rire régulièrement malgré lui car il est caractérisé en substance par son propre décalage. Dans le film le décalage entre ce que le spectateur bienveillant pourrait souhaiter pour le personnage d'Arthur (pendant les 3/4 du film environ) et ce qu'il reçoit est intensifié par le rejet des structures amicales, professionnelles et familiales d'Arthur. Le décalage festif ne peut être le ciment professionnel d'Arthur...il n'y a pas droit car son rire n'est pas celui de l'homme qui crée le rire mais de celui qui le subit...Arthur ne peut donc sublimer son décalage initial en une forme artistique...à cela s'ajoute l'incompétence d'un Etat oligarchique qui empêche Arthur de se soigner (la pilule est un peu grosse à avaler à ce niveau-là d'ailleurs sans mauvais jeu de mot, même dans le pire des systèmes inégalitaires, mais bon passons sur ce détail). Ne pouvant sublimer sa pathologie et les pulsions destructrices se rattachant au rejet qu'elle entraîne, Arthur, déchiré entre l'envie de créer le décalage à défaut de ne pouvoir s'empêcher de le subir va tenter ensuite de rompre purement et simplement avec cette scission vectrice d'un sentiment d'injustice permanent.


Le domaine social rejoint ici le domaine métaphysique et je suis surpris que personne ne l'ai relevé que ça soit ceux qui ont aimé le film ou les quelques rares marginaux plus malins qui eux au moins ont bien vu à quel point ce film était "nul" ou "mauvais". En effet, Arthur mène une vie précaire et son sentiment d'injustice est lui aussi un décalage (décalage entre des attentes légitimes et ce qu'il doit subir au quotidien), le besoin d'un père intervient comme le fondement métaphysique indispensable à la vie d'Arthur qui, une fois satisfait, lui aurait permis de rejoindre son créateur et d'être en adéquation avec ce qu'il pensait être : un être humain digne et considéré par la société, pas un monstre. En effet, c'est manquer complètement la psychologie profonde du personnage que de le réduire à un simple "taré", un mec qui aurait dû rester en asile et ne pas en sortir, Arthur n'est pas un simple désaxé, il est comme tout être humain en quête de stabilité...de repères stables capables de faire de lui quelqu'un. Ce n'est pas tellement l'espoir secret de se hisser d'un seul coup dans les plus hautes sphères de la société qui motive Arthur à retrouver celui qu'il pense être son père (Thomas Wayne) mais celui de ne plus être cet homme brisé et instable...celui de recouvrir une unité idéale que seule l'accès à son origine au niveau génétique peut lui procurer. Ainsi, Thomas Wayne incarne le père providentiel pour Arthur...celui qui aurait dû le tirer de sa déchéance et lui accorder une rédemption (la scène où il se met dans tous ses états devant lui est aussi glaçante que poignante!). Toutefois, tel un croyant en proie à un besoin métaphysique irrépressible...Arthur va déchanter face à cette réalité qui lui refuse l'accès au paradis tant fantasmé (aussi bien que détesté) par la plèbe de Gotham...celle de la famille Wayne dont il s'est cru à tort un héritier légitime. Tel un ange déchu qui se trouve exclut d'un paradis fantasmé au sein duquel il n'a même pas pu prétendre accéder à un moment donné...l'enfer réapparait aussitôt comme son lot quotidien...l'horreur n'en sera que plus importante lorsqu'il réalisera que les quelques rares repères structurels qu'il pensait avoir au niveau affectif : sa copine et sa mère n'étaient en fait qu'un pur délire dans le premier cas, la cause même de tous ses maux dans le second cas.


Par ailleurs, concernant le père fictif (et non hypothétique) que représente le présentateur Murray, difficile de ne pas penser que la toute première scène où celui-ci apparaît en compagnie d'Arthur n'est pas une scène fantasmée elle aussi qui sert de fil conducteur par rapport à la quête métaphysique et filiale entreprise tout au long du film : trouver un père qui, par son autorité et son caractère de cause première à la vie d'Arthur vient lui donner un sens... En effet, c'est terrible, mais Arthur n'a pas de parents légitimes, pas d'origine identifiable et rien ne fait sens dans sa vie en proie perpétuelle au décalage et à l'aversion...Murray aurait dû être ce père de substitution (avant même que son père supposé le rejette) mais il ne sera qu'une gifle supplémentaire l'empêchant de ne faire qu'un avec lui-même...de ne plus être celui qui subit son propre rire ou celui des autres mais celui qui crée le rire intentionnellement et qui, par là-même accède au statut de sujet actif et non plus à celui d'objet passif.


La fatalité ancrée dans l'abandon d'Arthur peu après sa naissance était le siège initial des diverses illusions cruelles qui feront du personnage le monstre "Joker"...ne pouvant satisfaire un besoin métaphysique lié à son désir d'unité, de stabilité et de sauvetage par un Dieu terrestre qui jouerait le rôle de la figure protectrice et consolatrice...Arthur prendra la mesure de la spécificité de son existence : une comédie. Rien ne sert plus de se vautrer dans le tragique en voulant faire rire alors qu'il ne peut faire rire car il est lui-même risible et il l'a toujours été... Arthur ne fait alors plus qu'un avec lui-même mais de la façon la plus adéquate : il rit malgré lui, il est décalé, il a toujours été l'incarnation du décalage...il systématisera ce décalage et deviendra le chaos. D'une métaphysique prônant le retour vers l'un...Arthur opère alors un basculement qui consistera à devenir ce contre quoi il luttait de façon perpétuelle depuis le début...une incarnation du chaos. Arthur devient ainsi le Joker ou plutôt il se révèle être cette incarnation du chaos...du décalage systématique face à un système qui l'a maintenu dans de décalage... Cette décadence métaphysique devient réponse à un problème d'identité profond...Arthur était en décalage...il se révèle être le décalage.


Malgré tout il est inexacte de parler de déterminisme "social" dans le cas d'Arthur c'est beaucoup plus profond que ça, le Joker n'est qu'un symptôme d'un système malade et radicalement injuste...l'injustice se caractérisant en tant que sentiment par une impression de décalage entre ce qui est et ce qui est dû. Aussi, le Joker devient un symbole et un dissident malgré lui (encore une fois) il n'est pas un héros ou un exemple à suivre ni même une "victime" il subit encore une fois une étiquette qu'il n'a pas intentionnellement désiré...il est seulement le Joker...un mal que personne n'a su guérir et qui ne pouvait qu'évoluer en un état de grâce obtenu dans le conflit et la violence (la scène où le Joker devient un meneur à la fin a des allures christiques faisant frissonner) au lieu d'être obtenu par un retour à ses origines et à une forme d'unité et de paix.


J'ignore encore si ce film restera à la postérité car il reste encore assez neuf pour l'instant...mais en ce qui me concerne il fait déjà parti des chefs d'œuvres du cinéma.

Venomesque
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le 3 sept. 2021

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