Bardé de référence Scorsesiennes, le Joker de Todd Phillips imagine des origines sombres et sordides au némésis mythique de Batman. Clairement et ouvertement influencé par le réalisateur de Taxi Driver et plus encore par La Valse des Pantins, Todd Phillips déploie une imagerie forte et marquante pour faire ressembler son Gotham au New York inflammable de la fin des années 70. Ce gros travail de mise en scène est doublé d’un score vrombissant et baroque qui amplifie la sensation d’une ville aux portes du chaos, prête à exploser.
C’est dans ce contexte que Phillips livre le portrait de Arthur Fleck, un homme psychologiquement instable, brimé et humilié par son quotidien quand il n’est pas la victime expiatoire de passants en mal de violence. Les fou-rires incontrôlables déclenchés par ses troubles mentaux décuplent une asociabilité qui va progressivement le conduire sur le chemin du mal absolu.
Or c’est sa psyché dérangée qui est notre fenêtre sur Gotham. Une vision forcément partielle et déconnectée du réel, comme on finit par le comprendre lorsqu’on saisit la vraie nature de sa relation avec sa voisine.
Joker ne passe que par Arthur et sa caractérisation, le film n’est vu que par son prisme, ce qui peut limiter sa portée. Mais la genèse du psychopathe, et pas n’importe lequel, est une réussite, surtout parce qu’elle repose sur l’interprétation gigantesque (mais un peu aguicheuse, on y reviendra) de Joachim Phoenix, à la hauteur de la démence du personnage. Il faut voir comme il déplie son corps squelettique et recroquevillé au fur et à mesure qu’il devient le Joker, comme ses gestes s’allongent, son front se rehausse, comme ses pas de danses macabres gagnent en assurance alors qu’il se détache de tout ressenti. Il est phénoménal.
Autre élément central de Joker, son ultra violence. Ce n’est en soi pas gênant lorsqu’il sert entièrement son propos (Orange Mécanique étant le mètre étalon, Fight Club un bel héritier), mais Todd Phillips frôle souvent la complaisance. Sa mise en scène est certes très léchée et multiplie les plans sophistiqués immédiatement iconiques (Joker en miroirs, Joker à moitié maquillé, Joker dansant sur des marches au crépuscule), mais elle donne souvent l’impression que le réalisateur se regarde filmer. Or Joker n’est pas le grand film politique qu’il promettait d’être. La résonance avec le monde actuel n’est pas si pertinente, car il donne peu de contexte au chaos qu’annonce le mouvement « Kill The Rich ». C’est une donnée établie, sans background ni réelle incarnation. On croit difficilement qu’il ait été initié par le seul meurtre des traders. L’idée selon laquelle une société gangrenée par la corruption et le capitalisme sauvage construit ses propres monstres est plus que valable, mais elle s’applique difficilement à Joker, car le film est tellement centré sur son personnage principal que rien d’autre ne peut vraiment exister. Les personnages secondaires sont déjà quasi-inexistants, alors présenter les rouages socio-politiques de la ville tient de la gageure.
Joker ne peut parler que d’Arthur. L’accumulation des attaques, brimades et humiliations dont il est victimes (et lourdement appuyées par le scénario – tabassé par des gamins puis par les traders après avoir été trahi par son collègue, tout ça en quelques jours, ça fait beaucoup), associées à son instabilité mentale l’entrainent sur les pentes de la folie meurtrière. Joliment, mais pas subtilement. Un scenario certainement bien emballé, mais assez creux à y regarder de plus prés. On est à des années-lumière de la complexité du Dark Knight de Nolan, autrement plus politique et bien plus multi-dimensionnel.
La radicalité de la violence, très graphique, la flamboyance de son personnage, la sophistication de la mise en scène masquent une origine story assez classique et posent question sur la posture morale du film. On sort effectivement groggy par l’efficacité formelle de Joker (la brutalité esthétisante provoque des chocs nombreux), mais pris d’un certain malaise quant au traitement ambigu du cas Arthur Fleck et de l’explication de son ultra violence, entre maladie mentale et frustration social.


Malgré ses limites, Joker reste une proposition de cinéma ambitieuse et plutôt rassurante dans le paysage Hollywoodien actuel. Que la culture pop et plus particulièrement les adaptations de comics puisse être revisitée avec l’œil d’un auteur, sans effets numériques, en laissant toute leur place aux personnages et que cela remplisse les salles de cinéma, ça a quelque chose de rafraîchissant. Il était à craindre que le Batman de Nolan soit le dernier de son espèce, il est amusant de constater que c’est via son pire ennemi que le genre renaît. Et le Batman de Matt Reeves, toujours chez Warner, semble emprunter le même chemin. On ne peut être que curieux.

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le 15 oct. 2019

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