Que ce soit ici ou dans d’autres réseaux sociaux, un débat semblait faire rage autour de Joker : est-ce un film d’auteur subtilement caché sous l’apparence d’un blockbuster, ou est-ce un méchant blockbuster qui faire semblant d’être un film d’auteur ?
J’ai mon opinion à ce sujet.
Je m’en fous.
Mais complètement.
Car quelle que soit la catégorie (forcément réductrice) où vous classerez ce film, il n’en restera pas moins un grand film, et c’est ça qui importe.
Et c’est un grand film parce que Joker nous présente une oeuvre bien écrite, bien réalisée et bien interprétée.
Bien entendu, tout le monde ne parle que de l'interprétation de Joaquin Phoenix, et ce n’est que justice. On pourrait presque croire que tout repose sur lui, mais ce n’est pas exactement vrai non plus.
D’abord, le film prend le parti de perdre ses spectateurs en les noyant dans la psychée dérangée de son personnage principal. Tous ceux que j’entends critiquer le film pour ses prises de position politique, semblent oublier une chose : à aucun moment le réalisateur ou le scénariste ne livrent ici un avis personnel. Tout ce que nous voyons dans Joker est issu de la subjectivité malade de son protagoniste.
C’est cette immersion qui est sans doute le plus déstabilisant et dérangeant dans ce film. Notre habitude de spectateur nous incite à baisser notre garde par rapport à ce que nous voyons, et Joker joue sur cette confiance envers l’image pour nous entraîner là où il veut. Quand nous nous rendons compte de la manipulation, s’ouvre devant nous un gouffre vertigineux. Que croire ? Est-ce que toutes les scènes ont été infectées par l’insanité mentale d’Arthur Fleck ?
Le film propose un vrai rapport problématique aux écrans. Ceux-ci envahissent… l’écran, justement. La télévision est non seulement omniprésente, mais elle organise l’action. On pourrait presque même dire que c’est la télévision qui fabrique le Joker. La télévision rend paradoxalement populaire le meurtrier du métro, donnant ainsi aux manifestants un héros à vénérer et un signe graphique derrière lequel se rallier. La télévision alimente la psychose délirante de Fleck, à la fois en présentant Thomas Wayne comme l’autorité morale de la ville (d’où la confusion avec le rôle du père, père absent du côté d’Arthur, ce qui crée un déséquilibre) et en alimentant, puis décevant son rêve de célébrité à travers l’émission de Murray Franklin (formidable De Niro, bien meilleur ici que dans Irishman, où il se contentait d’imiter DeNiro jouant un mafieux).
Le rapport d’Arthur Fleck avec l’émission, c’est aussi ce qui structure le film, cette alternance de rêve de gloire et de rudes désillusions. Todd Philips nous plonge dans les délires d’un loser qui rêve de réussite, qu’elle soit familiale, sociale ou financière, et qui ne supporte pas de se frotter à une réalité constituée d’une succession d’échecs. Pour bien marquer cela, la réalisation alterne les travelings avant et arrière, tantôt se rapprochant du personnage, tantôt s’en éloignant.
Cette dualité marque aussi le double statut du personnage, tour à tour dramatique et inquiétant. Son rire lui-même est ambigu : marque d’une joie sadique ? Handicap, comme il est écrit sur son carton ? Rire nerveux de gêne ? Parfois, on n’arrive même pas à savoir s’il s’agit d’un rire ou de pleurs…
Dans cette omniprésence d’écrans, il faut sans doute compter aussi sur les fenêtres et les miroirs, qui jouent un rôle important. Fleck découvre les émeutes (avec lesquelles, finalement, il n’a qu’un lien très indirect) qu’ travers les écrans, ceux de la télévision, puis l’écran de la vitre de la voiture de police. Les vitres de véhicules, que ce soit les voitures ou le métro, jouent un double rôle, à la fois offrant une image de l’extérieur et reflétant le visage de Fleck. Le reflet du visage, souvent grimé, du protagoniste se superpose alors aux événements extérieurs. Quant aux miroirs, ils offrent, eux aussi, des scènes importantes. Fleck passe de longs moments à s’y préparer. Ils reflètent souvent le personnage tel qu’il voudrait être, participant à son délire de grandeur et à ses rêves de puissance. Ils nous donnent une figuration du dédoublement du personnage.
Envahi par la subjectivité d’Arthur Fleck, le film se fait donc aussi multiple que les personnalités du Joker. Drame, thriller, et même parfois comédie (comment ne pas penser aux films burlesques muets dans les dernières images ?), Joker passe sans transition d’un genre à l’autre, créant une oeuvre sans cesse déroutante et inattendue.
La folie d’Arthur Fleck gagne immanquablement les spectateurs. Sa violence aussi. Les décors cherchent à retranscrire le sentiments d'enfermement de Fleck : ruelles et couloirs étroits, décors sans horizon de fuite possible, grilles diverses et variées. La seule échappatoire est ce miroir dans lequel il se regarde sans cesse, et avec lequel Fleck façonne progressivement son personnage de Joker.
Il est d’ailleurs intéressant de noter que le Joker ne naît pas ex nihilo au fil des événements du film. Il est déjà présent en Fleck depuis, peut-être, fort longtemps. Le film fait du Joker un personnage maladif, l’extériorisation du malaise mental et social de Fleck.
Le travail sur le montage est remarquable également. Le film est construit sur une implacable montée en tension, savamment organisée. Par flux successifs, on sent le personnage prendre de l’ampleur, puis retomber dans sa médiocrité avant de revenir, encore plus fort. La musique, remarquable, aide beaucoup aussi bien à instaurer ce sentiment de puissance que ce caractère inéluctable du drame annoncé.