La Dolce Vita était un pivot dans la filmographie de Fellini : elle lui permet un affranchissement par rapport aux structures classiques du récit, et démultiplie son ambition en termes d’écriture. Juliette des esprits va incarner cette affirmation d’indépendance et de singularité. Concentré autour de la figure de Juliette, incarnée par Giulietta Masina, on peut le voir comme une extension des Nuits de Cabiria, où la prostituée aurait cette fois atteint son but, à savoir s’intégrer socialement, se sédentariser et s’embourgeoiser. La réalité de cette situation prête bien évidemment tout sauf à rêver : trompée, esseulée, en proie à l’ennui et peinant à trouver sa place réelle, la femme dont on fait ici le portrait va, pour s’émanciper, devoir procéder à un certain nombre de choix radicaux. Autour d’elle, plusieurs figures de femmes, comme on le voit souvent chez Fellini, donneront les clés à la protagoniste quant à sa destinée : libérée, assagie, ou résignée.
Résolument placé sous l’influence de la psychanalyse, le film se veut fragmentaire et onirique, comme une plongée dans l’inconscient, où les fantasmes se doublent de cauchemars et l’idéal le dispute à la frustration. Fellini abandonne ici la linéarité, et laisse libre cours à l’imaginaire, comme il l’a fait précédemment dans le superbe Huit et demi : mais quand ce dernier abordait le thème éminemment fertile de la création, le sujet réduit ici la voilure sur des questions plus intimes et psychologiques.
A ces expérimentations s’adjoint une autre nouveauté, et de taille : Juliette des esprits est le premier film en couleurs du maestro, innovation qu’il va bien entendu exploiter dans ses grandes largeurs. En résulte une œuvre clairement psychédélique, au spectre chromatique très large, souvent vif et outrancier, comme ce sera le cas dans son film suivant, le Satyricon. Certes, tout ceci est volontaire (les mondes de l’imaginaire, des fantasmes et du refoulé ne brillent pas exactement par leur subtilité et leur implicite) et contribue au fameux « baroque fellinien » qu’on emploie à tort et à travers. Mais l’image a bien vieilli, et l’on peine à s’identifier à certains de délires proposés.
C’est ici un des mystères de la pérennité d’une œuvre : comment expliquer qu’on souscrive sans réserve à l’imaginaire fantastique de Huit et demi et qu’on trouve celui de cet opus trop factice et dénué de portée émotionnelle ? Juliette de Esprits semble pourtant doté de la même sincérité artistique et visuelle. Mais le récit est trop long, semble dénué de structure, voire redondant sur certains thèmes. Il lui manque la capacité à fasciner qu’on trouvait auparavant chez Fellini, et qu’il aura de plus en plus de mal à retrouver dans la suite de sa carrière, qui va à l’exception d’Amarcord, l’éloigner de plus en plus de son public.