C'est le premier de Bertrand Bonello que je vois, et c'est une violente claque, une vraie splendeur. Je n'ai pas tellement envie d'écrire une analyse critique structurée et rigoureuse (encore moins la capacité, tant le film me semble d'une richesse soufflante), je me bornerai à livrer quelques impressions parmi le flot sensoriel et réflexif que constitue l'expérience de cette chronique somptueuse, alanguie dans des draperies de velours, des tentures de soie, des régals de rouges et de verts absinthe.


D'abord, essayer de saisir par des mots l'incroyable régime fictionnel capté par Bonello et sur lequel il équilibre et développe un récit fait de niveaux enchâssés, qui tiennent de l'évocation naturaliste et romanesque (le spectre est large, bardé de fulgurances qui évoquent Visconti, Pialat, Ophuls) autant que de la rêverie fantasmatique. La première demi-heure (celle de novembre 1899) est proprement stupéfiante – peut-être le moment de cinéma le plus éblouissant que j'ai vu lors de cette année 2011. Le cinéaste organise un ballet de corps, de voix, de visages soumis à une logique indécidable, et déroule sa narration en autant de boucles et de réminiscences sensorielles. J'ai pensé au travail de Van Sant sur Elephant – pour dire le niveau. Une prostituée raconte son rêve, des visions oniriques trouent l'écran : un masque blanc qui rappelle Twin Peaks, des basses sonores procurant un envoûtement hypnotique et asphyxiant, des travellings suaves et vénéneux sur un corridor qui se perd dans l'ombre, un escalier en colimaçon, une porte d'entrée laissant filtrer un rouge infernal. Et à la fin, un plan sidérant tout droit sorti d'un giallo qui marque comme une blessure (au sens propre), ouvre la longue dérive de la seconde partie et imprime au récit comme un traumatisme originel.


C'est alors le temps du quotidien empoisonné des pensionnaires de l'Apollonide, un quotidien qui les enferme dans une prison aux charmes vénéneux, d'autant plus terrible qu'ils agissent avec une puissance de séduction intacte. Repli dans l'opium, temps qui semble se prolonger, s'éterniser, motifs de la répétition, du ressassement, du figement... Il y a quelque chose d'intemporel ici, mais cette intemporalité exsude un sentiment de lassitude infinie, profondément mélancolique. L'une des grandes audaces du film est ici : formaliser les sortilèges de la maison close tout en exprimant le cauchemar qu'ils fermentent en leur sein. La dette des prostituées ne semble jamais vouloir être remboursée, les clients exercent leur pouvoir avec autant de douceur que de violence larvée, la maladie rôde. Les rituels de la poupée, de la geisha, du bain de champagne sont autant de souscriptions à une logique d'épuisement qui étouffe les filles et les fige dans un processus de réification contenant en lui-même sa part de beauté. Lorsque Samira lit le traité sociologique d'une penseuse de l'époque, et qu'elle en pleure, la prise de distance de Bonello vis-à-vis de son sujet est admirable (intéressant de mettre le film en parallèle avec la "Vénus Noire" de Kechiche, à cet égard). L'échappée renoirienne qui illumine le film en son sein fonctionne elle aussi par inversion : elle est juste une image, un cliché, et continue de figurer l'emprisonnement social des pensionnaires qu'on ne voit jamais quitter, concrètement, le bordel. Ainsi, lorsqu'à la mort de l'une d'entre elles, emportée par la syphilis, les jeunes femmes dansent leur chagrin sur Moody Blues (une scène absolument magnifique), le film atteint une force d'émotion rare.


Dernier quart d'heure, retour cyclique au commencement, achèvement autant que relance perpétuelle de la ronde des spectres, des désirs anesthésiés, des espoirs asphyxiés par les ravages du temps et de la mémoire. Une fête triste semble rejouer la longue ouverture du film. Les flashs oniriques du début semblent en émaner. Le film prend alors une tournure presque mentale, entérinant les vacillements perceptifs, spatiaux, temporels, que l'on avait d'ores et déjà identifiés. Une image proprement sidérante (parmi le chapelet de visions superbes imaginés par Bonello) perçait le bouillonnement sensoriel de la première partie : celle de la panthère noire voluptueusement alanguie sur un divan de velours émeraude. Lorsque l'animal domestiqué semble déchaîner des pulsions longtemps enfouies, faisant un carnage tandis que dans la chambre d'à côté, la Femme qui rit pleure des larmes blanches, le film boucle la boucle. "Je voudrais dormir mille ans" soupire Clotilde dès le premier plan – cent ans plus tard, elle en sera au même point. Conclusion d'un film de très (très ) grande tenue qui procure un enchantement permanant, d'une œuvre à l'accomplissement artistique, plastique et poétique sans faille, dont la vision éblouie m'a laissé percevoir bien des richesses.

Thaddeus
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le 11 juil. 2012

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