"Avec des si, on mettrait Paris en bouteille" dit l'expression. Sauf que là, c'est pas des "si si si" auxquels il faut s'attendre dans mon billet. Non, pour moi, ce film parle de l'impulsion d'une force locale, avec l'appui de l'Etat, pour voir émerger une médiathèque dans un village, une médiathèque regroupant plusieurs activités culturelles. Il s'agit avec ce projet d'être exemplaire et d'offrir à un village une aura qu'il n'a jamais eu à cause de la sobriété culturelle et de la désertification rurale qui y règnent. Nuance.


Ami cinéphile,
Si... Tu as lu déjà ces quelques mots d'introduction et que tu n'as pas vu le film, tu dois te demander si... tu n'es pas tombé sur Lesechos.fr ou sur le site de Libé.


Si... Rohmer prend le parti d'un fil conducteur impulsé avec le cours de français (un truc de ouf) d'un certain Luchini avec pour sujet d'études le conditionnel, faut-il considérer le hasard comme étant l'orient et l'occident de la construction de ce projet culturel et de ce qui l'incarne ?


Hé bien, j'ai voulu et cherché à ne pas aller dans ce sens, dans ma lecture du film. Premièrement, parce que c'est ce que veut le cinéaste Rohmer.
Deuxièmement parce que je ne supporte pas cette vision dans la mesure où la réalité est bien plus déterminée qu'elle n'est le fruit d'une combinaison hasardeuse.
Le film, oui, donne plutôt envie en ce qui me concerne d'aller à rebrousse-poil, en allant contre le sens de ce conte qui ne voit que les protagonistes monologuer et s'entrechoquer. Un Rohmer quoi.


Au contraire, il résulte de ce film un vrai discours passionnant entre discours sur la nature et discours sur la civilisation. Comment diable passer du projet d'une médiathèque à un projet de civilisation ?
Il me semble que c'est cela le vrai sens du politique : c'est la manière d'administrer la cité, et donc une vision d'ensemble. C'est une idéologie appliquée et il faut l'assumer en tant que telle. Le politique n'est pas une gestion, une comptabilité de ce qui est acquis. C'est la vision d'une manière de percevoir les choses pour la société, et de manière plus précise, pour Rohmer, le politique est l'enfant de la contradiction de la Nature face à l'être humain. Ainsi en témoigne une scène grotesque entre deux femmes, Bérénice Beaurivage (Arielle Dombasle) - la parisienne en prôôôvince, absolument pathétique et drôle - et cette Blandine Lenoir (Clémentine Aumouroux) - la journaliste curieuse et trahie : les deux femmes discutent du projet de bibliothèque, Beaurivage tient un discours d'instinct, basé sur la formule sophistique et des pensées à l'emporte-pièce... et Lenoir choisit un discours renseigné, scientifique et prouvé, allégorie de la construction humaine, de son emprise sur l'idée de nature. De même, le film incite aussi à penser ses protagonistes pour ce qu'ils sont ou bien, à l'inverse, est-ce qu'ils ne sont pas plus ce qu'ils pensent être ? D'ailleurs, chez Rohmer, j'ai idée que les personnages sont écrits de telle sorte qu'ils sont toujours plus que ce qu'ils sont, voire, dans le cas de Beaurivage et de son ami intime et maire de Saint-Juire (Vendée), Julien Dechaumes, ils se pensent chacun comme représentant plus que ce qu'ils sont - et c'est sans doute la raison pour laquelle ils sont toujours en représentation dans ce film. Même quand une petite fille, intéressée par l'actualité de son village, parle au maire de son projet, le maire Dechaumes, une sorte de progressiste, apôtre du combat contre la fracture sociale (thème de la présidentielle chiraquienne de 1995), le maire est en représentation : il incarne et l'autorité et la légitimité. C'est cette légitimité qui l'anime : si vous n'êtes pas d'accord avec lui, présentez-vous aux élections contre lui !


Sauf qu'il est bien plus que la légitimité. L'arbre qui cache la médiathèque et la médiathèque qui cache l'arbre sont bien plus qu'un arbre et qu'une médiathèque. Et du coup, cela ouvre un débat car il y a une contradiction entre deux conceptions. Il s'en suit une surenchère de propos plus ou moins attenants au projet de la médiathèque. Rohmer ne semble pas vouloir cadrer les deux discours, leur donner des limites. C'est ce qui m'incite à voir dans cette histoire bien plus qu'une succession de circonstances superficielles selon lesquelles la médiathèque verrait le jour... ou pas. Comme si cette construction dépendait plus de broutilles que du béton. Hé bien j'ai avis que si cela ne dépendait que des hasards dans le village, l'on serait resté entre quatre murs, dans ce petit village de Saint-Juire. Jamais l'on serait monté aussi haut et loin dans le discours, jamais l'on aurait autant attaqué le prosaïsme des actions des personnages avec des monologues rohmeriens aussi poussés. Alors à partir de là, il vient deux suppositions :


1° Est-ce à dire que, malgré tous les discours et la science de chacun, la construction humaine dépend davantage des circonstances que du savoir ?
2° Les circonstances - qui ne sont toujours pas le hasard - sont-elles des parasites de l'histoire humaine ?


Si... l'on peut rapprocher les deux suppositions et dégainer tout de go une réponse vite faite bien faite : "Parfois, oui...", Rohmer sait très bien que dans la fable de l'humanité, il n'y a qu'un seul progrès inexorable ; c'est celui que l'Homme s'inflige à lui-même, selon les contextes qui lui sont à disposition. Bien que Rohmer construit sa fable comme une guerre à la démagogie et à tout ce qu'on croit être bien autour de nous, il sait pertinemment qu'il est à contre-courant de cette mentalité qui voudrait que l'Homme l'emporte sur toutes choses, y compris la nature.


Et, de mon point de vue : que l'Homme l'emporte surtout sur la Nature. Ce qui implique de savoir avec quels moyens et pour quelles raisons l'Homme progresse. Autrement dit, qu'est-ce qui va déterminer les critères matériels de la manière de construire la politique, même à échelon local ? Et sur ces points, Rohmer botte en touche, et se concentre sur les interactions humaines, dignes d'une savoureuse farce pas loin d'être naturaliste.


Dans ce film, donc, Rohmer décide de jouer une nouvelle fois des contradictions entre les postures. Ainsi, Paris s'oppose à la province. Dombasle s'oppose à Grégory. Et pourtant ils passent le plus clair de leur temps ensemble. Comme si... au fond, les tergiversations, les contradictions dans cette marche du progrès, comme si "l'Ange de l'Histoire", si cher à Walter Benjamin, étaient le propre de l'Homme, avec, de manière sporadique, des épisodes de tempêtes destructrices.
Hé bien, permettez-moi de trouver tout cela intéressant, mais aussi complètement fallacieux du fait d'une naïveté abyssale... et quelque part voulue par la nature même de raconter une fable.
En effet, Rohmer choisit d'investir une vision naïve du politique, bourrée aux préjugés sur le politique comme un haltérophile russe peut être gonflé aux stéroïdes. Pour incarner le politique, il choisit un politicien paternaliste, un "monsieur le maire" censé proposer aux habitants d'un village une vision de mémoire mais aussi une vision d'avenir, le tout dans un contexte d'alternance politique (bah oui, 93 est l'année de la débandade électorale et la fin du mitterrandisme). Ah, les vents défavorables, ils sont capables de ralentir une course pour ne point la gagner ! Donc, pour Rohmer, il y a le politicien... et une somme d'atomes critiques qui viennent torpiller ce projet qu'il semble seul à porter, alors que même c'est la marche du destin social que de donner vie à un village vieillissant, situé en extrême périphérie de villes de très moyenne importance, sur la base d'un terreau fortement en faveur de la République (contre cette Vendée historiquement rattachée à la monarchie puis à l'empire napoléonien). Bref, le trou du cul du monde. Seulement, ce pauvre bonhomme, il est incapable de donner davantage de pouvoir aux habitants, il préfère transfuser les bonnes idées de la ville vers la campagne, comme s'il y avait deux cultures : la ville avec ses artifices et la campagne avec son authenticité. Et c'est là que le projet de la médiathèque fonctionnaliste devient intéressant car elle honore l'arbre et les habitants, tous dithyrambiques au sujet du maire, non j'déconne, non les habitants ils râlent et ils s'en foutent de la politique culturelle du village. Ils se plaignent et passent leurs temps à enterrer l'ennui comme leurs morts. Ils s'en foutent parce qu'ils ne connaissent pas la culture, il n'y aucune initiative dans ce sens, donc nul besoin. Ce projet devient intéressant car le projet respecte tous les aspects environnementaux, une sorte de compromis-pacte avec Mère Nature, le projet s'intègre magnifiquement au coeur de l'authenticité de la ruralité. Ce qui implique par là même l'idée que tout changement compose avec son opposé, et que dialectiquement n'en surgit qu'une construction réformée... Mais avec des idées qui n'appartiennent qu'à la ville, comme s'il.... subsistait un hiatus spatial, une incompatibilité d'humeurs géographiques entre les progressistes citadins, largement majoritaires sur le territoire, et les conservateurs des bonnes vieilles traditions rurales, enfin bref ces minorités silencieuses qui font chier.


Et donc le projet capote naturellement.


Dans la plus stricte tradition Molière-La Fontaine, Rohmer s'amuse manifestement des rapports de force saupoudrés d'anecdotes auxquelles il préfère donner plus d'importance que par rapport à une vision plus objective de la réalité de Saint-Juire. Il apporte un éclairage de biais sur ces rapports de force sans vraiment changer la donne, un éclairage facétieux je dirais. Il en ressort, de tous ces foutres verbaux et de ces grands mots, une certaine jubilation à voir et à penser, qu'on soit pour ou qu'on soit contre, qui, que, quoi, donc, où, une jubilation pour ces problèmes de gens civilisés mais où tout le monde trouve sa gratification : le maire trouvant son parti pris et l'instituteur trouvant son bon plaisir.




BONUS :


Avec le DVD de "L'Arbre, le Maire et la Médiathèque", il y a un supplément dont je voudrais causer un peu. Il s'agit d'un court-métrage documentaire intitulé "Fermière à Montfaucon" (1967... soit près de 30 ans avant le film ci-dessus), réalisé par Rohmer et produit par Barbet Schroeder.


Avec ce supplément, Rohmer semble s'être intéressé toute sa vie à percevoir les évolutions de l'humanité au fil de son existence et que cette histoire de médiathèque, ça fait bien 30 ans qu'il en cause dans ses oeuvres.


En se fixant sur le portrait difficile et instruit de cette femme fermière, il évoque à la fois une figure de proue, pour laquelle j'éprouve une fervente admiration, et une condition de femme à la ferme. En effet, encore aujourd'hui, les femmes agricultrices sont perçues comme des auxiliaires des hommes et comme des variables d'ajustement. Et c'est sans doute la force de cette femme, force qu'elle doit aux artifices très urbains de l'éducation, ce fameux parti pris que l'Homme prend sur la nature, car cette femme agricultrice s'intègre à son milieu mais elle fut auparavant institutrice, ce qui explique le fait de ce documentaire, de ce portrait : elle est la jonction parfaite de ce que incarne la marche du progrès humain, elle est à la fois une pionnière pour son milieu et la plus parfaite incarnation de ce qu'est la nature de par son travail. Si bien que les deux se confondent, sans qu'elle ne le sache, en elle...


Je crois qu'elle est un exemple, valable pour aujourd'hui.

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le 30 nov. 2016

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Andy Capet

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