L’Argent. En pensant à ce mot en guise de titre pour une oeuvre, nous pourrions penser à L’Argent de Bresson, ou bien au roman de Zola. Mais il existe une oeuvre aujourd’hui moins connue mais non moins importante, L’Argent, de Marcel L’Herbier, qui s’inspire ici du roman de Zola. Le film, qui date de 1928, vient de bénéficier d’une nouvelle restauration réalisée par Lobster Films, qui m’a gracieusement fait part de l’un des nouveaux exemplaires qu’ils éditent, et qui permettent de découvrir cette superproduction réalisée au crépuscule du cinéma muet.


En 1928, le cinéma muet vit ses dernières heures. Il a atteint la maturité, il est à son apogée, mais, pourtant, il n’a jamais été autant fragile, face à l’arrivée du cinéma parlant, qui l’évincera bien rapidement. A l’époque, le cinéaste Marcel L’Herbier avait déjà presque dix ans d’expérience. Il fait partie de ceux qui, comme Jean Epstein, Germaine Dulac, Abel Gance, René Clair ou encore Ivan Mosjoukine, représentent ce que l’on appelle la première avant-garde, c’est-à-dire un courant qui initie des changements dans la manière de faire le cinéma, cherchant à le désolidariser du théâtre et de la littérature. L’Herbier avait déjà rencontré le succès avec des films comme El Dorado (1921) et L’Inhumaine (1924), mais L’Argent va marquer une sorte de sommet dans sa carrière. En effet, ce film au budget phénoménal, film de commande, va être l’opportunité pour lui de donner naissance à une oeuvre grandiloquente, un adieu au cinéma muet, un dernier baroud d’honneur pour une époque riche en innovations et en ambitions.


Il faut peu de temps au spectateur pour se rendre compte de l’immensité de l’entreprise. Ces immenses décors où fourmillent les traders, cette effervescence, montrent la toute-puissance et l’attrait des marchés financiers à l’époque. Au milieu de tout ce tumulte, nous retrouvons Nicolas Saccard, le banquier, qui frôle la ruine et qui trouve en la quête d’exploit d’un aviateur l’occasion de se reconstruire. Tout le film va s’articuler autour des combines initiées par Saccard, de ses tentatives d’accord avec Gunderman, l’un de ses concurrents, mais aussi de son attrait envers la cupide baronne Sandorf, et Lise, l’épouse de Jacques Hamelin, l’aviateur. Devant nos yeux s’anime tout un monde où l’argent est omniprésent : il permet de survivre pour certains, de tenir un statut social pour d’autres, ou simplement de conserver son influence et de satisfaire une soif insatiable de richesse pour d’autres encore. Dans L’Argent, les considérations humaines sont oubliées au profit de l’intérêt financier. Les esprits s’égarent en voulant s’enrichir, dans la quête d’un bonheur qui se mue fatalement en malheur, ce que Marcel L’Herbier illustrait déjà, par exemple, dans son court-métrage de 1921 Prométhée… banquier.


Marcel L’Herbier s’intéresse ici surtout aux effets de l’argent sur les Hommes, plus qu’à sa nature même. Pour cela, le personnage de Nicolas Saccard, l’imposant banquier incarné par un Pierre Alcover très investi et impeccable, est probablement le plus développé et le plus intéressant. Haïssable à cause de son manque de scrupules, de sa capacité à faire du mal aux autres pour son propre intérêt, il n’en demeure pas moins pathétique et pitoyable dans sa faiblesse face à l’argent et face aux effets de ce dernier sur son jugement. Les personnages écrits par Marcel L’Herbier apportent tous des éléments de réflexion différents sur l’argent, mais le film doit aussi beaucoup à la réussite formelle qu’il représente. Dans L’Argent, le cinéaste ne lésine pas sur les effets, jouant avec les mouvements de caméra, avec de nombreux travellings de toutes sortes, et même avec des scènes filmées caméra à l’épaule. Car le film de Marcel L’Herbier est certes un film sur l’argent remarquable à bien des égards, mais il fait également preuve d’une impressionnante modernité, représentant l’aboutissement d’années de recherche et d’évolutions dans la manière de faire du cinéma. C’est, d’ailleurs, probablement sur sa forme que L’Argent frappera le plus le spectateur d’aujourd’hui, qui constatera alors toute la richesse du cinéma des années vingt, si ambitieux et novateur.


En voyant L’Argent, et son année de sortie, on ne peut que penser à sa proximité avec le krach de 1929. Comme si L’Herbier alertait ici sur les dangers de l’argent, mais qu’il était déjà trop tard, et qu’il fallait désormais assumer les conséquences des excès réalisés. Paradoxalement, l’oeuvre de Marcel L’Herbier dénonce les excès du monde capitaliste, mais il s’agit de l’une des œuvres les plus onéreuses de l’époque. Comme si, quelque part, il fallait répondre à l’argent avec l’argent. Toujours est-il que, malgré ses quelques longueurs, Marcel L’Herbier signe ici une oeuvre majeure du cinéma muet, un puissant chant du cygne qui résonne jusqu’à aujourd’hui, alors que le message porté par le film demeure plus que jamais d’actualité.


Critique écrite pour A la rencontre du Septième Art

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le 14 août 2019

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