Le parcours de Jabob (Tim Robbins, absolument poignant) est un puzzle mental qui risque de vous perdre si vous n’êtes pas attentif aux symboles visuels et autres indices parsemés au fil de son évolution. On navigue entre le passé familial du protagoniste, ses souvenirs de guerre et le présent avec ces apparitions démoniaques. Comme Jacob, le spectateur semble perdu face à cette irrationalité et aux nombreuses pistes de lecture. Pourtant, la narration est incroyablement maîtrisée, offrant au premier abord les conséquences post-traumatique d’un rescapé du Vietnam. Jacob est hanté par la barbarie qu’il a vécu avec ses camarades. Surtout, ils auraient été victimes d’expériences orchestrées par le gouvernement. Entre meurtrissures intimes et sentiment de trahison, ce combat devient celui de la reconnaissance de Jacob. On est donc bien dans une dénonciation de la guerre et de ses dérives.
Bien sûr, si on en restait là, tout cela serait trop facile. « L’Échelle de Jacob » ne se résume pas à cela et va bien plus loin dans l’introspection psychologique et spirituelle de son héros. L’œuvre s’enfonce également dans le mysticisme dans la mesure où l’on se pose réellement la question de la survie de Jacob dans cette guerre. Tout en entretenant le suspense, l’univers dans lequel déambule Jacob est finalement un véritable purgatoire. Selon une définition, dans le catholicisme, le purgatoire est un lieu destiné aux défunts qui, à la suite d’un jugement, doivent y expier les derniers péchés dont ils ne se sont pas lavés de leur vivant afin d’être pleinement purifiés et de pouvoir accéder au salut éternel.
Chez Jacob, on ne parlera pas de l’expiation d’un pêché mais plutôt de la recherche d’un apaisement. Ce père n’a jamais pu surmonter la mort de son dernier fils Gabe. Il est hanté à jamais par ses souvenirs partagés avec lui. Sa famille en a subi les conséquences puisqu’il a quitté sa première femme pour Jézebel. Une souffrance à laquelle s’ajoutent les horreurs du Vietnam et qui créent ainsi une osmose dantesque dans son quotidien. Elle s’illustre dans la mise en en scène froide, posée, cadrant méticuleusement chaque recoin sordide de New-York, victime de dégénérescence urbaine. L’appartement même de Jacob et Jézebel donne à peine un semblant de cadre intime. L’enfer transpire dans chaque séquence, évidemment renforcée par les visions horrifiques tout droit sorties d’une peinture de Francis Bacon ou d’une œuvre de Clive Barker.
Tout cela n’est jamais gratuit et renvoie toujours à un point clé de l’existence de Jacob. Les personnages secondaires sont mêmes plus importants qu’ils en ont l’air. Par exemple, Louis Denardo, son ami chiropracteur, qui panse ses blessures physiques mais également psychiques. Il est l’image même d’un ange comme le souligne bien ce plan en contre-plongée, éclairé d’une douce lumière et accompagné avec une tendre ironie par les paroles de Jacob : « Tu es un sauveur ». Les instants que vit Jacob abolissent le temps et en font un moment vérité. S’il fait la paix avec lui-même, des anges viendront le soulager de son épreuve sinon des démons arracheront sa vie.
Peut-on pleurer devant un film d’horreur ? Au-delà de la peur ou du malaise, vous aurez bien compris que « L’Échelle de Jacob » est une bouleversante tragédie. C’est le long hurlement de douleur sans fin d’un homme qui cherche à savoir pourquoi sa vie lui échappe à ce point. Même les réponses les plus sensées ne trouvent pas véritablement d’écho à la déchirure qui accable Jacob. Le Vietnam, son fils défunt, ses autres enfants Élie et Jed, son ex-femme Sarah et les démons sont une traversée des ténèbres dans l’espoir de trouver la lumière. Cette explosion de violence, de sentiments et de vérités éparpillées se concentre finalement selon le point de vue qu’adopte Jacob. Nous assistons à une projection de ses peurs et de ses espérances. Depuis le début, il peut obtenir la rédemption, il ne lui reste plus que le chemin a dégager. Celui-ci se termine là où tout a commencé, dans un final très émouvant, finissant de dévoiler le sens du titre du film.
Je vais faire simple : « L’Échelle de Jacob » est un chef-d’œuvre du cinéma, pas seulement du genre horrifique. Porté par la belle musique mélancolique et sombre de Maurice Jarre, il est inépuisable dans sa richesse scénaristique, impressionnant dans sa puissance formelle, passionnant de bout en bout et d’une émotion proprement secouante. Le long-métrage est dans son ensemble d’une beauté intemporelle, singulière, rarement égalée. Beaucoup d’artistes ont été marqués par son empreinte, que ce soit M. Night Shyamalan pour son « Sixième sens » ou encore le jeu-vidéo avec « Silent Hill ». D’une maturité exceptionnelle et visionnaire pour son temps (sa sortie date de 1990), il serait grand temps de réhabiliter complétement le film. En attendant, vous le faire découvrir serait déjà un beau pas en avant.