L’image qui revient le plus dans L’empire de la perfection, celle qui marque par sa redondance et son apparente inutilité, c’est la fin du rush, avec cette pancarte numérotée agitée par l’assistant du caméraman, placé dans les gradins en face. C’est hyper important tant ça raconte tout le cheminement de Julien Faraut, qui va utiliser des images existantes d’une manière qu’on n’a pas trop l’habitude de voir : en acceptant que ce sont des rushs. Voici donc un pur film de montage puisque toutes les images utilisées sont celles filmées par Gil de Kermadec, premier réalisateur de tennis, qui répertoriait moins les matchs qu’il disséquait les gestes, dans des films d’instruction et de captation. En résultaient des documents atypiques dans leur didactisme, films auxquels Julien Faraut rend ici hommage, à l’aide de la voix de Mathieu Amalric, tout en prolongeant l’entreprise : Faire un document sur les images de Gil de Kermadec, mais aussi sur John McEnroe, mais aussi sur la place du cinéma là-dedans. Son film s’ouvre donc sur une citation de Godard « Le cinéma ment, pas le sport » avant de s’en aller citer maintes fois Serge Daney, qui rapprochait cinéma et tennis et surtout cinéma et John McEnroe en ce sens que selon lui ils inventent tous deux du temps : Incroyable séquence où le joueur américain, qui sent que le match échappe à son contrôle, va reprendre la main en jouant de ses colères, contestant une décision, s’attirant les sifflets du public, déambulant au ralenti, jetant un œil aux journalistes, dans un laps de temps qui prendra plus de deux minutes. Ce que le film ne cesse de dire c’est que les anti-McEnroe auront toujours vu en lui un showman, un comédien, un acteur pendant que d’autres adoraient le voir piquer ses crises et faire le spectacle. Alors qu’en réalité il tente en permanence d’être le metteur en scène, il tente d’exploiter sa faiblesse, son désir de perfection : Il ne gagne que s’il mène sa propre danse, que s’il choisit le rythme, que lorsque le taux d’hostilité (des arbitres, des journalistes, du public et de lui-même car ce que révèlent ces images c’est que l’adversaire de McEnroe n’existe jamais, McEnroe s’en fiche) est suffisant pour élever son niveau de jeu puisque plus celui-ci est haut, mieux il joue, contrairement à n’importe quel autre joueur du circuit. C’est sans nul doute ce qui fait sa grande force mais aussi le désamour que le public a pour lui. Je n’ai pas connu les époques McEnroe, mais je me souviens que les gens n’aimaient pas les sorties de routes violentes de Marat Safin ou larmoyantes de Martina Hingis. J’ai toujours été fasciné par cet espace pulsionnel singulier chez ces joueurs, j’ai l’impression que McEnroe avait le sien, cette hyper-émotivité, malgré l’aspect sous-contrôle de ses éclats. Et pourtant ça ne semble en rien prémédité : McEnroe est un éternel insatisfait et ne supporte pas que « le monde » ne soit pas aussi parfait (les décisions arbitrales, surtout) que son jeu. Et surtout il évolue sous tension en permanence, il souffre, ne cède jamais aux caprices de la joie. C’est un être hyper sensible, torturé, plein de contradictions, qui se nourri de ses colères mais qui ne supporte pas la faute. Si le film aura préalablement pris le temps de s’intéresser aux gestes, pour rendre grâce au travail de Gil de Kermadec, toute la dimension cinéma/tennis est la plus passionnante et complexe du film. On pourrait s’arrêter là-dessus. Sauf que Julien Faraut choisi de nous emmener dans une dernière partie incroyable, retraçant la finale de Roland Garros 84 entre McEnroe et Lendl, dans un montage qui fait office de thriller et emmène le film sur le terrain de la fiction, avec ses ellipses, ses points d’orgue. Surtout pour montrer comment la machine émotionnelle s’est vrillée face à la machine froide tchécoslovaque, tenter de percer ce mystère absolu : Comment McEnroe a-t-il pu laisser échapper cette finale qu’il survolait complètement, jusqu’au taux d’hostilité parfait autour de lui (Public pro Lendl, Micro d’un journaliste trop apparent) ? Ça devient une véritable tragédie. Celle d’un homme (Mais parfois on dirait un enfant) programmé pour gagner (Et qui gagnait tout, puisqu’il détient toujours le record du meilleur pourcentage de victoires sur une saison, en 1984 donc, lorsqu’il tutoyait la perfection) qui s’effondre, sans explication aucune. Dès l’entame sur The Sprawl, de Sonic Youth, observant dans une série de ralentis le service incroyable du gaucher américain, L’empire de la perfection annonce autant sa forme et sa dimension tellurique, que son empathie pour ce garçon ambigu et malade. Passionnant jusqu’à son générique final.

JanosValuska
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le 13 nov. 2018

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