Férid Boughedir choisit d’ancrer son récit à Halfaouine, ce quartier de Tunis loin des circuits touristiques, au sein duquel il a grandi, ces trottoirs où il a appris à marcher, ces hammams qui le firent vivre ses premiers émois. En adoptant le regard d’un enfant, comme le fera Kiarostami la même année dans Où est la maison de mon ami ? l’auteur y apporte son propre regard d’adulte traversé par ses souvenirs d’enfance. En ressort moins d’innocence qu’un constat doux-amer : l’émerveillement des découvertes, de cet éveil des sens se mélange aux peurs et petites douleurs quotidiennes, cauchemars récurrents d’un ogre velu et réminiscences de circoncision.


 D’emblée le film nous plonge dans un hammam des femmes. Dans ce monde de voûtes et d’humidité ardente, duquel se dégage un parfum surréaliste mêlé d’érotisme, un enfant est lavé. Un autre, plus grand, regarde, avec un regard semble-t-il tout neuf, yeux écarquillées, les formes généreuses qui se déploient devant lui. En quelques plans, quelques secondes, le film annonce son programme : Noura, douze ans, se trouve entre deux âges et découvre l’univers féminin. Et bientôt on l’y en chassera.
Mais le film délaisse un temps les vapeurs des bains pour la chaleur des toits. Un plan circulaire de Tunis dévoile les mosquées et les terrasses. D’autres plans, plus brefs, nous plongent dans les patios, abritant de nombreuses vies de famille, puis dans les ruelles et ses petits commerçants. Deux mondes distincts s’ouvrent sous nos yeux : Celui des femmes (dans les maisons) et celui des hommes (dans la rue) qui ne doivent jamais se côtoyer. Trois mondes si l’on considère les terrasses, véritable refuge et terrain de jeu des enfants, uniquement guidé par la liberté et leur imagination : En effet, les maisons collées permettent si on le souhaite de voguer d’une terrasse à l’autre, de descendre dans ces patios, ces ouvertures sur le ciel qui leur envoie l’eau et la lumière de plein fouet. Les terrasses, c’est l’autre monde de Noura. De celui-ci, personne ne pourra l’y chasser : Le plan-final, magnifique, l’illustre à merveille.
Pourtant, c’est un monde avec sa part de dangers. L’histoire de l’ogre fait une entrée magistrale dans le récit sur un travelling supplantant le réel de la terrasse nocturne avec l’imagination de l’enfant écoutant le conte de sa mère dans sa chambre. Dès lors, ce monde imaginaire chevauchera le réel à plusieurs reprises. Noura verra un boucher qui ressemble à l’ogre de ses cauchemars, un clochard qui prend l’apparence de l’assistant de cet ogre, apparitions moins angoissantes et maléfiques que dans un film de Lynch même si l’on pense un peu au personnage du rêve de Patrick Fischler dans Mulholland drive au détour d’une apparition du clochard. Si le regard de Noura sur le réel change, il est normal que ses peurs se multiplient.
Mais à quel moment le regard d’un enfant change ? Seule la caissière du hammam et son assistante muette – deux ogres, encore – semblent en mesure de savoir, de hurler que Noura est trop grand. Noura est en sursis dans le monde de femmes puisqu’il n’est pas encore un homme. Outre le hammam, il a accès à leur intimité, assiste aux épilations au caramel, aux maquillages, aux essayages. Mais Noura a un autre regard, maintenant, sexué, il s’intéresse aux femmes nues lorsqu’il tombe sur les revues cachées de son papa. Et bientôt il se voit confier une mission aussi colossale qu’excitante par ses amis plus grands, à savoir de leur rapporter le récit de cette partie du corps qu’elles cachent tant. Mais en observant la nudité des femmes, Noura s’intriguent d’abord des casseroles et gants de toilettes qu’elles portent à leur sexe pour les masquer, puis forcément s’expose, beaucoup trop. Le hammam des femmes c’est un ventre et l’enfant en est inévitablement éjecté dès qu’il est trop grand. Noura en fera violemment les frais.
A l’image du boucher, du cheikh, de la muette, tous les personnages du film ont plus ou moins existés dans la mesure où le film est en majorité autobiographique. Salih, le cordonnier est le plus beau personnage du monde des hommes, le seul qui soit indomptable, guidé par une âme d’artiste et qui fait donc figure de père spirituel pour Noura. Une transition sans concession fera succéder une douce scène entre Noura et Salih par une violente scène entre Noura et son père, qui lui inflige un châtiment corporel pour avoir tenté de séduire une femme voilée avec ses copains. Halfaouine, L’enfant des terrasses compense sa douceur quasi permanente par une violence parfois très sèche, symbolisée par les coups d’un père qui ne répand que brutalité, la préparation d’un enfant pour la circoncision ou l’étalage de tripes à farcir.
Par ailleurs le film est parfois moins à l’aise dans la chronique pure que dans le maniement de visions oniriques, d’éclats à la lisière du rêve ou du fantastique. Il y a bien entendu ces résonnances entre le réel et l’imagination de Noura (une dalle qui renfermerait un trésor, le tatouage d’un scarabée sur une épaule) qui extraient le film de son confort et se marient avec les traumatismes du garçon : On le chasse de son enfance, de l’univers chaud, maternel, ce monde où sa mère lui lèche le bras pour détecter qu’il revient de la plage, pour le plonger dans les bourrasques de baffes de son père ; Et via cette terrifiante fanfare en l’honneur de la circoncision de son petit frère, qui n’a rien d’une fête pour Noura puisque ça lui rappelle sa propre circoncision. Je regrette que ces séquences soient si courtes, néanmoins, Boughedir avait moyen d’installer un vrai trouble, de ne pas avorter trop brutalement ces instants de grâce informes si perturbants.
Halfaouine, L’enfant des terrasses est un film d’une tendresse infinie pour les femmes. Et Férid Boughedir captera l’harmonie et la magie qui règne dans cet univers à travers le regard de cet enfant. Un moment donné, sur les toits, on le verra même les observer dans l’une de leurs tâches à travers un trou dans un mur. C’est une fenêtre sur le monde. C’est un écran de cinéma. L’auteur aime filmer les femmes entre elles, prend son temps pour embrasser leur quotidien, leurs mouvements. Ce sont leurs discussions mais aussi leurs sourires, ou plus simplement leurs gestes qui nous intéressent. Ici les préparatifs de la fête pour la circoncision du frère de Noura, les plans sont saturés de mains malaxant pastèques, merguez et tripes farcies. Là une discussion entre femmes autour de la sexualité, qui débouche sur une scène pas très subtile autour de concombres et d’aubergines rapportés par le père. Mais ça fait partie du cinéma de Boughedir, de manier la lourdeur et la tendresse, de même qu’un certain jeu théâtral, notamment entre les hommes qui sont constamment dans la représentation. Il y aura d’autres instants comme celui-ci. Dès qu’un homme entre dans le champ, le film perd un peu de sa superbe.
Car le monde des hommes ne nous intéresse pour ainsi dire jamais – et franchement il est rendu assez minable et pathétique par la caméra de Boughedir, même si c’est un pathétique doux, assez touchant qui de plus, alimente l’imagination de Noura comme on imagine il alimenta celle de l’auteur – puisqu’il n’intéresse pas non plus Noura. C’est à l’image des conflits politiques : le garçon les voit sans (tenter de) les comprendre. Il y a des défis entre copains, mais le garçon préfère généralement les voies de son imagination. Par ailleurs, on découvre en même temps que Noura, aux trois quarts du film, alors qu’il rencontre l’homme qui alimente le feu du hammam, que les hommes aussi ont leurs horaires et le fréquentent. On l’apprend mais on n’en verra jamais rien. Aussi parce que Noura n’y est pas (encore) convié. Il évolue dans un espace-temps cruel, rejeté en somme, puisque le monde des femmes n’accepte que les enfants, celui des hommes uniquement les adultes. L’adolescent vogue dans un no man’s land. Il est expulsé une seconde fois du ventre maternel, avec la douleur de la conscience en plus. Mais le film lui trouvera une issue salvatrice. Une rencontre miraculeuse. Tout devrait se terminer assez mal, mais c’est un sourire béat qui traversera le dernier plan.
JanosValuska
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le 6 sept. 2019

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