L’arrivée de l’homme blanc en terre sud-américaine sonne le glas des sociétés originelles et primitives. C’est en tout cas ce que semble dénoncer Ciro Guerra à travers cette critique acerbe et fournie de l’installation progressive de l’idéologie colonialiste sur ses terres ancestrales. L’homme blanc, en plus d’apporter violence et maladie, amène avec lui les tares de sa société dont il sème les graines avec poigne et ferveur.
Cette confrontation spirituelle et idéologique n’a qu’une issue : l’assujettissement d’une race à une autre. Et c’est finalement la nature qui va jouer un double rôle et tenter du même coup de contrecarrer cette invasion dogmatique.
Elle va d’une part faire office d’appât. Un appât dangereux qui bien que séduisant va attiser la curiosité toujours plus excessive de l’homme occidental, jusqu’à le rendre prisonnier de sa propre folie. D’autre part, elle va assumer un rôle purement protecteur. Notamment par son insoumission, sa dangerosité, elle nous prouve que chaque jour dans ses entrailles est une épreuve. Et bien qu’elle soit un foyer pour certains, elle est un piège pour d’autres. Guerra rappelle également la magnificence de cette forêt amazonienne, précieuse, objet de toutes les convoitises. Plus encore, il rappelle son importance et ses mystères. Difficile alors de ne pas se remémorer à la vue de certaines images le massacre que subit la végétation et la faune locales actuellement.
Dès lors, de ses profondeurs opaques jusqu’à la clarté de ses rives, la jungle amazonienne se dessine et nous éblouit de sa splendeur. Le monde se redécouvre à nous et la nature redevient berceau des hommes. Et quand l’une aliénée et orpheline part à la recherche de ses racines pour un remède à son malaise, la seconde qui s’y est réfugiée depuis la nuit des temps, en draine les vertus avec respect et parcimonie.
Cette obsession occidentale de la guérison et du miracle concentrant tout espoir dans la figure d’une plante semble moquer avec raffinement de l’inefficacité de la religion et des sciences qui auraient dû apporter à l’homme paix et sagesse. La plante, symbole du remède originel, devient la clef : l’outil salvateur par lequel l’homme peut s’extraire de son mal être. Ce désir absolu de rédemption nous fait croire que la société occidentale n’a plus besoin que d’une chose : un retour aux sources. Pour effacer les horreurs qu’elle a commise dans sa folie, il faut chercher ailleurs. Et cet ailleurs se personnifie dans un véritable joyau de la nature : la Yakruna. Rare, elle constitue autant un remède qu’un poison. De plus, son usage se mérite. Ainsi pour pouvoir cueillir ce fruit prodigieux, l’homme doit s’affranchir d’une quête : quête douloureuse et laborieuse, physique et spirituelle au cœur de la forêt tropicale et au gré des courants du fleuve serpent. Et c’est à travers ce périple, aux moyens de rites ancestraux que l’homme occidental fait preuve de sa décadence. Il devient icône de la société qui la fait naître et qui la érigé en être pensant pour elle. Cette société, constamment insatisfaite, désespérée, est mise à nue par la caméra. Elle révèle ses maux, ses peurs, ses failles.
Ainsi combinant un optimisme fragile et un pessimisme incisif, le réalisateur colombien délivre avec une justesse certaine une sorte de rêve : un rêve sans vives couleurs. Un rêve ou la forêt a troqué sa large parure d’émeraudes pour une carapace anthracite superbe où en son sein coule un fleuve impétueux, dessinant un large sillon à travers l’Amazonie : le sillon de l’imperturbable, oppressant tel un étau, se lovant comme un serpent. Il s’y reflète la vraie nature de l’homme.