King Vidor est un conquérant. Go West, young man... Toute son œuvre constitue la geste de l'homme libre qui dévore les grands espaces, prend une terre à bras le corps, donne la main à son voisin, regarde ses ennemis en face, bâtit des villes, fonde un pays. On a tant parlé de lyrisme échevelé à son égard que L'Homme qui n'a pas d'étoile, dispensé de toute figuration de masse, du moindre haussement du ton, pourrait dénoter au sein de sa filmographie. Pourtant, si les emphatiques trompettes en sont éliminées, il chante en mineur le même univers et les mêmes obsessions. Sans opérer de choix, le cinéaste confronte l’image du sédentaire et celle du nomade, place son protagoniste au point de rencontre de deux modes de vie et lui fait poursuivre sa route sans résoudre la question qu'il pose au générique : qui sait vers quelle destination se dirige un homme sans étoile ? Ce qui semble essentiel est de donner créance à ce mouvement résolu, mais vers quoi au juste ? Rarement conclusion aura paru aussi suspendue dans le genre fréquemment clos que constitue le western des années cinquante. L’histoire se situe vers 1875, dans la phase terminale de la conquête de l'Ouest, à une époque où le gigantesque empire crée par la poussée migratoire des pionniers est tiraillé entre des intérêts rivaux. On n’est plus dans cette période de création ex nihilo des territoires, mais bien à un stade second de socialisation opposant deux groupes distincts aux objectifs, aux méthodes et aux ressources fondamentalement différents : d’une part les barons de la terre, les free-landers partisans de la "pâture libre", de l’autre les petits propriétaires, soucieux de préserver leur modeste héritage par des moyens pacifiques. Le film posant par ailleurs le problème de l'expansion et celui de la légitimité de l'isolationnisme, il n'est pas excessif d'y voir, de façon prémonitoire, la trace de certaines préoccupations écologiques qui s'exprimeront plus tard dans le cinéma américain.


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Dempsey Rae, excellemment interprété par un Kirk Douglas tout feu tout flamme, est un homme sain, honnête, qui aime la vie goulûment et la brûle par tous les bouts. Il est l’archétype du personnage vidorien, attaché quotidiennement à la réalité : à chaque instant l’humus colle aux pieds, l’effort déforme le visage et rend la peau moite. Ses mouvements sont pratiques, nécessaires. Il n’est pas un symbole fait homme, mais un homme qui est aussi un symbole. Ce qu'il veut, c'est partir quand son corps ne se meut plus à l'aise. Il ne cherche pas, il construit. Il s’affirme en progressant. Comme Vidor. L'utopie qu’il poursuit jusqu'à l'épuisement ne se définit que par opposition aux contraintes matérielles, bien concrètes, de l'environnement qu'il traverse, et l'un des principaux mérites de cette œuvre est de donner au contexte historique et social une précision et un poids tout particuliers. Lorsqu’il débarque du train en compagnie de celui qui deviendra vite son protégé et son élève, la ville a déjà toutes les caractéristiques d'une cellule repliée sur elle-même dans une vigilance tendue. Aux yeux des fermiers, il n'y a guère que deux sortes d'hommes sur les pistes : ceux qui connaissent leur travail et le pratiquent honnêtement, et les autres, les fauteurs de trouble. L'errant est par définition suspect : la première chose que le shérif demande au nouveau venu est le nom de son employeur. L'intégration à une communauté définie garantit donc seule la bonne foi de l'individu. Morale primitive et solide, issue de l'expérience quotidienne des réalités, mais qui s'avère bien vite insuffisante et que le comportement de Dempsey remet en question par un refus farouche à se laisser enfermer dans un camp donné. Dans toute sa première partie, L'Homme qui n'a pas d'étoile se présente comme l'éducation d'un maverick, le Texas Kid, par un maître libre de toute attache. Le héros cherche à se donner l'illusion d'une certaine fixation en transmettant ses idéaux à celui qu’il identifie comme un fils spirituel. Le devoir explique également la sympathie instantée de Dempsey pour Jeff : projection instinctive de sa tendresse coupée court pour son frère, en même temps qu’occasion de racheter le sentiment étouffant de culpabilité qu’il ressent à son égard. Mais plus tard, se rendant compte qu'il fait le malheur du jeune homme, il lui conseille l’enracinement et le convainc de mener une existence totalement opposée à la sienne. Au terme du film, il sera redevenu le trimardeur du début, condamné à payer d'un vagabondage perpétuel sa fidélité à des principes qu'il est peut-être seul à observer. Quelques années plus tard, Kirk Douglas tiendra un rôle similaire (celui du cavalier définitivement anachronique) dans Seuls sont les Indomptés.


Ce don-quichottisme forcé, Dempsey ne s'y résout cependant qu'après avoir subi la tentation de l’autorité qu’incarne Reed Bowman, la séduisante femme de la ville. Dans l'éthique propre à Vidor, le choix d'un leader féminin ne peut qu'entraîner une condamnation plus ferme des valeurs urbaines et sophistiquées de l'Est. La présence de cette civilisation envahissante se manifeste d'abord par le superflu, à l’image de la baignoire qui fait l’objet des commentaires narquois des employés du ranch et franchement scandalisés de la sous-maîtresse du saloon local. Très vite, le pouvoir des grands propriétaires vient menacer un équilibre prétendument naturel (il s'agit en fait d'accords à l'amiable) qui doit se restructurer pour faire face à une situation inédite : la dernière partie du film décrit le passage de la coutume à la loi, de la velléité d'organisation à la création effective de nouveaux rapports de forces. Dès lors, la belle entente des hommes se dissout. La haine éclate au grand jour. La pègre fait son apparition. Comme toutes les femmes énergiques chez Vidor, Reed, cupide et calculatrice, est fascinée par l'idée de destruction. Son érotisme de surface n'est qu'une arme au service de la plus froide volonté de domination. À l’inverse, Dempsey se refuse à marquer la terre de son passage. Il la sillonne mais ne s'y arrête jamais. Dans Le Rebelle, Howard Roark était un créateur égotiste pour qui tout devait s'effacer devant l'art de construire. Ses rapports avec autrui inversaient la traditionnelle subordination de l'architecte à ses commanditaires. Il s'affirmait dans la verticalité orgueilleuse du plus grand gratte-ciel new-yorkais. L’homme qui n’a pas d’étoile, lui, est un déclassé condamné à une fuite horizontale, à ras-de-terre.


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Le réalisateur décrit donc ici l'envers de cet esprit d'entreprise qu'il exaltait ailleurs et illustre le moment où le pouvoir, cessant de s'attacher à un objectif humain, tourne à vide et ne se nourrit plus que de lui-même. C'est une complaisance commune à l'égard de certaines blessures secrètes qui lie un moment les personnages : Reed et Dempsey sont deux insoumis, mais la première ne comprend pas que sa politique de la terre brûlée ne peut que l'entraîner un peu plus loin dans l'autodestruction, alors que le second trouve dans la fuite constante de tout attachement un sens à sa vie. Le héros renoue à sa manière avec les archétypes de La Foule et assume lui aussi une manière d'anonymat imposé. Homme d'action, il nie la pesanteur de ses actes et veut en effacer jusqu'au souvenir. D'où cette tension étonnante chez un être mûr qui s'obstine à refuser toute responsabilité autre que circonstancielle. Son ralliement aux éleveurs n’est pas la reconnaissance d'un ordre social mesuré, dont tout l'éloigne, mais bien une alliance purement transitoire. Difficile de percevoir dans le film une marque de cet indestructible optimisme yankee caractérisant aux yeux de certains le cinéma de Vidor. Ici, le seul flux qu'il est nécessaire de maîtriser est celui du stampede qui menace les terres et qu'il faut au plus tôt détourner. La conséquence logique est que l'homme a cessé de faire unité (s'il le fit jamais ailleurs que dans les utopies) avec la nature, puisque ses rapports au monde passent par la médiation d'une collectivité et même par la lutte ouverte contre l'une des deux corporations auxquelles le héros se trouve associé.


Vidor est passé successivement du refuge dans les valeurs naturelles à l'acceptation de la technologie à partir du moment où celle-ci reflète la marque d'une spiritualité "à visage humain". De la même manière, en acceptant finalement le rôle des barbelés qui l’ont pourtant marqué dans sa chair, le héros de L'Homme qui n'a pas d'étoile ne manifeste pas son adhésion aux normes petites-bourgeoises mais son refus d'une forme barbare et négative de liberté. Jusque dans son soutien aux petits fermiers et à leurs méthodes, il reste souverain dans le domaine qu'il s'est tracé. Vision relativiste et ouverte : Vidor décrit le choc des contraires et respecte jusqu’au bout la contradiction propre à son personnage. Adhérant à une philosophie d’indépendance, celui-ci n'acceptera de l'appliquer concrètement qu'après avoir été acculé dans ses derniers retranchements. Plus encore que dans Le Rebelle, où la fougue de Roark entraînait une foule indécise et ballotante, l’enseignement de Dempsey reste lié à un comportement purement individuel. Il se révolte par haine de l’injustice et de l’ignominie, pour sauvegarder son hégémonie menacée, pour défendre l’homme qu’il rêve de rester. Au dernier plan du film, c'est le spectateur qui reste derrière les clôtures, avec ces villageois auxquels Rae vient d'apporter une ironique justification. "Ne fais pas comme moi, mais agis selon mes paroles", dira-t-il à son émule en le quittant pour des horizons inconnus, d’impossibles terres vierges. Avec ce western de quatre sous tourné avant ses grandes machines européennes, et où le solitaire couturé préfère aller mourir à l’écart de la meute, le réalisateur conclut une œuvre vigoureuse par un ultime doute, une blessure au cœur. Cette complainte du vieux Texan est un peu la profession de foi lucide et sans amertume d'un Sudiste qui sait que le rêve édénique est bel et bien révolu. C'est aussi le testament d'un cinéaste qui a vu Hollywood devenir ce qu'il est, un endroit neutre où les forts en gueule de jadis ont laissé la place aux technocrates ennuyeux. C’est surtout une œuvre franche, directe, pleine d’humour et de truculence, de vigueur et d’énergie. C'est enfin une leçon de sagesse : à l'heure où tout s'écroule, il reste encore à l'homme l'ultime ressource, celle de prendre une caméra et de raconter sa petite histoire. Il était une fois l'Amérique...


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Thaddeus
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le 22 août 2016

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