Pris dans le bouillonnement du début du parlant entre les sulfureuses audaces du pré-code (ces quelques années libertaires épargnées par un code de censure qui ceintura Hollywood pour les décennies à venir) et la montée industrielle du cinéma fantastique (chez Universal), L’Île du Docteur Moreau est resté au fil des années assez confidentiel. D’une proximité thématique fortuite ou consciente avec Les Chasses du Comte Zaroff sorti la même année (et qui fait lui aussi échouer son héros sur une île tropicale dominée par un avatar dangereusement décadent de la bourgeoisie) et jouissant à tort d’une meilleure réputation, la grande histoire du cinéma semble s’être rendue coupable d’un cruel trou de mémoire, duquel son réalisateur, aujourd’hui quasiment anonyme, fut la première victime.


Une méprise d’autant plus incompréhensible que son film échappe miraculeusement à bien des tares patrimoniales qui affligent presque unanimement les « talkies » de cette décennie malade. Erle C. Kenton se débarrasse des logorrhées explicatives d’un théâtre mal dégrossi et de la désuétude inévitable du carton pâte par une synthèse narrative foudroyante et le clair obscur sauvage de Karl Struss (qui cosigna la photographie de L’Aurore). Edward Parker (Richard Arlen) est éjecté malgré lui aux confins du Pacifique, sur une île non cartographiée occupée par un scientifique qui voit dans cette visite impromptue, l’occasion de mettre à l’épreuve les sombres expériences qu’il y mène en clandestinité.


Ramassé sur 1h10, le film distille, à rythmes variables, une angoisse diffuse fondée sur le doute et l’éclatement horrifique soudain et sauvage des éléments de bestialité qui sous-tendent chaque plan d’un inconfort permanent. Frappée d’ombre et encombrée des surcadres foisonnant de la jungle, la mise en scène saisit au large ses figures humanoïdes aux contours incertains, à la fois prostrées dans une servilité inquiétante et traversées d’élans bestiaux et d’une agilité animale, comme des silhouettes aussi fuyantes et fantomatiques que brutalement concrétisée par leurs difformités (pilosité, dentition, charpente corporelle et traits du visage). Émergée de cet étouffement ténébreux, Lota, innocente sauvageonne et seul éclat d’humanité, met dos à dos les modèles de la femme fatale et de l’ingénue, et bouleverse, malgré une sexualisation féline franchement volontaire, par l’ampleur tragique de sa condition de femme qui se découvre en même temps qu’elle est rattrapée par une animalité latente et irréversible. La sourde mélancolie du regard de Kathleen Burke l’emporte toujours sur les outrances du maquillage.


C’est que l’ombre du scalpel et du fouet ne sont jamais bien loin. Sur le trône de ce décor hanté, le Docteur Moreau, doucereusement vicieux auquel Charles Laughton prête la rondeur de ses traits et le miel aristocratique de son accent britannique, représente une sorte de paroxysme dégénéré d’un homme blanc millénaire qui perpétue comme un cauchemar sans fin les fantasmes d’une bourgeoisie décadente: savant fou se prenant pour Dieu autant que colonialiste et esclavagiste forcené, tortionnaire aux relents manifestes de misogynie, Moreau claque le fouet comme il fait danser sa langue, érige ses lois dans une grandiloquence sans limite tout en badinant avec une volupté insupportable. Matérialisation d’un inconscient collectif coupable, l’île devient le Disneyland morbide d’une domination patriarcale abjecte, peuplé des indigènes simiesques et soumis qu’elle a elle même créée.


La révolte résonne alors comme le retour du refoulé, laissant violemment éclater et s’assumer fièrement par des gros plans rageurs, les visages bestiaux et humains revendiqués, déformés mais vibrant d’une audace et d’une résolution indéfectible, dans une furie vengeresse qui n’est pas sans rappeler celle des freaks de Tod Browning. Derrière l’épaisse fourrure qui recouvre son visage, le regard sémillant de Béla Lugosi vient identifier cette masse bestiale jusque là indifférenciée avec une vitalité inespérée.


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le 18 oct. 2018

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