L'Ultime Souper
6.6
L'Ultime Souper

Film de Stacy Title (1995)

Attention, ma critique spoile quelque peu le film ! (Ne pas lire donc, si vous n'avez pas encore vu.)


The Last Supper est un film beaucoup plus intelligent qu'il n'y parait. Rien que le titre est une référence implicite à La Cène, le fameux tableau de Léonard de Vinci des apôtres chrétiens.
Car en effet il s'agit là des apôtres du Bien.


Les apôtres en question, ce sont des étudiants qui vivent en colocation. Ils se disent "liberals", ce qui est un faux-ami en anglais, car il ne signifie pas "libéral" au sens français, mais au contraire, de gauche, socialiste, voir d'extrême-gauche. Pour "rendre le monde meilleur", nos liberals ont eu une excellente idée : inviter des gens de droite ou d'extrême-droite à dîner, essayer de les convaincre qu'ils ont tort, et les assassiner si ceux-ci campent sur leurs positions.


Ce film illustre en fait par la dérision et l'humour noir la logique d'une certaine gauche depuis Rousseau en passant par Robespierre, Marx, Lénine... qui considère qu'elle peut violer les droits individuels au nom d'une idéologie du "Bien" et sous prétexte de danger fasciste.


Sous la Terreur, toute personne qui était soupçonnée de ne pas être entièrement dévouée à la Révolution et à l'idéologie de Robespierre se faisait couper le cou. Et comme c'est la pente naturelle des régimes fondés sur la contrainte, on commence par éliminer les ennemis, puis au fur et à mesure on élimine des gens plus modérés, puis les "gêneurs", puis les "mous", puis des innocents et ainsi de suite. (Tout ceux qui ne sont pas avec moi sont contre moi, etc.)
Le prétexte invoqué pour ces tueries de masses : le risque d'un retour à l'Ancien régime par les réactionnaires.
Plus tard, en URSS le phénomène se renouvelle exactement de la même manière. Comme Robespierre, Staline ira jusqu'à faire assassiner petit à petit tous ses anciens alliés. Ceux qui s'écartaient d'un centième de centimètre de la "bonne" façon de penser telle qu'elle était établie par les autorités étaient liquidés sans merci. Et évidemment on agit toujours au nom du Bien, pour rendre le monde meilleur, et patati et patata.
Toute personne qui ne pense pas "comme il faut", qui ne s'agenouille pas devant l'idéologie officielle, est un dangereux fasciste.


The Last Supper n'est rien d'autre qu'un film métaphorique illustrant cette attitude totalitaire que l'on retrouve chez les militants d'extrême-gauche. Sa force est de réussir à la mettre en scène avec humour, et une apparence de légèreté, en montrant subtilement comment cette façon de penser peut se matérialiser à une petite échelle, avec des gens de "bonne volonté".
Il utilise beaucoup de petites métaphores cachés. (la sauce tomate qui représente le sang des victimes...)



Le bien, c'est le mal en un sens. C'est ce qui doit être éliminé. C'est ce qui s'oppose à un progrès des relations interhumaines. Le "mal", c'est le bien, puisqu'il produit le mouvement qui fait l'histoire en continuant la lutte.
— Karl Marx



En clair, cette citation de Marx signifie que l'attachement aux droits fondamentaux est un mal s'il ralentit la "révolution". Afin de poursuivre la lutte révolutionnaire, il est permis de commettre ce qu'à tort on appelle "mal" dans le vocabulaire courant. La fin justifie les moyens.
(L'argumentation fut reprise et développée par Léon Trotski dans son livre Leur morale et la nôtre.)


C'est exactement dans cette perspective que les personnages du films agissent. Ils ne font pas référence à Marx, mais ils ont intériorisés la même logique. Et c'est précisément cette logique qui est tourné en dérision.
Évidemment il s'agit ici d'une caricature. Dans les faits, peu de gens de gauche ou d'extrême-gauche seraient prêts à tuer eux-mêmes au nom de leur idéal. (Le cas échéant, ils préfèrent charger d'autres de le faire.) Mais ce qui est vrai pour un droit fondamental (le droit de vivre) est aussi vrai pour d'autres droits fondamentaux : propriété, liberté d'expression...


Cette "gauche divine" n'a pas d'adversaire légitime, elle n'a face à elle que des scandales vivants, des gens qui devraient être morts, que l'Histoire a condamné et qui s'expriment toujours.


Le film pose au fond la question de la tolérance, la vraie. Beaucoup de gens sont prêts à se réclamer de la tolérance, de la diversité et de la liberté d'expression, mais dans les faits, ne tolèrent pas les gens qui ne pensent pas comme eux, en particulier ceux qui ne partagent pas leurs valeurs et n'ont pas la même conception de la tolérance qu'eux-même.


Par exemple, nombre de gens haïssent les racistes (ou ceux qu'ils pensent être tel) car ces derniers sont intolérants envers les étrangers. À défaut de pouvoir les faire disparaître de la surface du globe, ils cherchent au moins à les faire taire. Or, la seule attitude cohérente lorsqu'on se réclame de la tolérance et de la diversité consiste à admettre aussi bien l'existence de l'étranger que du raciste. Aussi bien l'homosexuel que l'homophobe. Aussi bien le juif que l'antisémite. Etc.
"Admettre" ne veut pas dire qu'il faut qu'ils vivent ensemble. Nul ne demande à un homosexuel de parler, de fréquenter ou de travailler avec des homophobes. C'est son droit le plus strict que de ne jamais avoir affaire à ces gens là. Et réciproquement, nul ne demande ou ne devrait demander à un homophobe de dire du bien des homosexuels, de les fréquenter ou de travailler avec eux. Chacun a le droit de penser ce qu'il veut et de vivre sa vie comme il l'entend.
Il ne s'agit pas de dire ici que les deux se valent. Il s'agit de dire que même ce qui n'a pas de valeur, même les cons, ont le droit d'exister et de vivre conformément à leur stupidité. Vouloir imposer par la force "le bien", "l'intelligence" ou ce qu'on pense être tel, est une attitude totalitaire, c'est la méthode de la terreur.


C'est le paradoxe des moralisateurs de gauche : "Comment peut-on tolérer des gens qui sont intolérants ?" se disent-ils. Or si on observe attentivement cette question, on s'aperçoit qu'elle s'applique aussi bien à celui qui la pose.


C'est tout ces sujets que renferme L'Ultime souper.



La tolérance n'est point l'indifférence, elle n'est point de s'abstenir d'exprimer sa pensée pour éviter de contredire autrui, elle est le scrupule moral qui se refuse à l'usage de toute autre arme que l'expression de la pensée.
— Jean-François Revel


gio
9

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le 9 oct. 2013

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