A vingt ans, quand j'ai quitté le nid familial pour voler de mes propres ailes, ma mère m'a pris entre quatre yeux. Elle a essayé de me faire comprendre que désormais j'accédais à l'indépendance, ce qui est fort agréable mais que cela présentait également quelques responsabilités nouvelles : il faudra gérer un budget, ce qui veut dire le boucler en équilibrant recettes et dépenses, sans oublier de prévoir une poire pour la soif.


S'il devait y avoir de l'excédent, ce serait...tout bénéfice. Mon grand-père qui savait être économe, même de mots parfois, aimait répéter à l'envi Spare in der Zeit, so hast du in der Not ce qui littéralement voulait dire qu'il fallait économiser à temps pour avoir de quoi faire face en cas de besoin. Pour se faire comprendre davantage encore, il précisait qu'il valait mieux éviter de vivre Von der Hand in den Zahn, en clair vivre de la main à la dent c'est-à-dire dans l'imprévoyance la plus totale, le jour au jour, en espérant toujours le miracle du lendemain.


Je me suis bien sûr empressé de n'en rien faire car je voulais profiter de ma jeunesse que je soupçonnais de ne pas être éternelle. J'ai tenu à bonne distance ces recommandations précautionneuses même si elles étaient bien intentionnées. Je pensais également participer à ce que prenais pour le fin du fin de la modernité, quand j'achetais sous blister ou en boîte des plats préparés par d'autres.


Si la section recettes de notre budget est toujours facile à gérer avec nos employeurs qui s'en occupent généralement pour nous, en veillant à limiter les augmentations de salaires sans doute pour ne pas nous donner des goûts de luxe. La gestion de la section dépenses ne coule, quant à elle, que rarement de source et elle nous échappe toujours à un moment ou un autre.


Ma mère qui connaissait mes tendances naturelles mieux que personne et qui savait que je résisterai à tout sauf à la tentation de dépenser au delà du raisonnable, essaya de me faire comprendre, avec toute la patience et la persévérance dont elle était capable, qu'il y avait des postes de dépenses contraints comme le loyer, les charges et les assurances, un autre absolument impératif comme l'impôt à moins de se domicilier au Lichtenstein ou aux Bahamas. Je réalisais en un instant que ma vie allait être un enfer et j'étais prêt à négocier immédiatement un statut de Tanguy à vie. Ma mère a cependant trouvé les mots de l'apaisement et m'a rassuré. Il y a des dépenses inévitables, certes, mais d'autres offrent une grande souplesse dans leur mise en œuvre. Elles peuvent même aller du simple au double, au triple même, si on n'y prend pas garde mais également diminuer considérablement avec un peu de perspicacité.


La poste de dépense à laquelle elle pensait était celui de l'alimentation. Elle me fit comprendre qu' il n'était pas raisonnable de se nourrir de plats dits cuisinés, achetés tout faits. Ces plats en conserve ou en semi-conserve sont très onéreux et par ailleurs une insulte à la diététique. Ceux qui ont acheté et goûté du cassoulet ou une choucroute en boîte d'une marque, qui a réussi un tant soit peu à redorer son blason en jouant au mécène des grandes courses transocéaniques à la voile, savent de quoi je parle. Pour faire des économies et surtout être de plain pied dans la maîtrise des coûts, il faut faire la cuisine.


En clair, cela signifie que c'est vous qui assemblez différents ingrédients pour en faire un mets et n'abandonnez cette opération ni au traiteur du coin, ni à l'industriel de l'agro-alimentaire. Les plats cuisinés étant par ailleurs chargés de conservateurs, de colorants et généreusement salés pour masquer le néant, vous veillerez en même temps à votre bien-être et qui sait travaillerez sans vous en rendre compte à devenir un centenaire gaillard. Je préfère ne pas évoquer la question de la qualité des composants des ces plats pour ne pas vous donner de cauchemars. Tous les bas morceaux y sont recyclés et les gras les moins appétissants y ont une place de choix. En résumé, les assembleurs industriels font des affaires fructueuses et vous du cholestérol et de la tension artérielle.


Certains d'entre nous ont eu la chance de voir leur mère faire la cuisine, prêter main forte à l'occasion et, sans même nous en rendre compte, apprendre à cuisiner. D'autres n'ont pas eu cette curiosité ou ils ont eu la malchance de ne pas avoir côtoyé quelqu'un qui cuisinait. A ces derniers, Je recommande d'acheter immédiatement Je sais cuisiner de Ginette Matthiot. Un livre de cuisine basique mais solidement charpenté et qui ne propose ni proportions fantaisistes, ni mises en oeuvre étranges, ni temps de cuisson aléatoires, ni expérimentations audacieuses qui vous éloigneraient à tout jamais du plaisir de cuisiner.


Quand enfin j'ai vu le film ...


Sujet intéressant. Ginette Mathiot était « professeur d'arts ménagers » à une époque où après la scolarité obligatoire qui s'arrêtait alors à 14 ans, les jeunes filles- nos sœurs, nos cousines ou nos voisines- suivaient des cours d'arts ménagers un ou deux jours par semaine, plus rarement en internat comme dans le film. Elles ne faisaient pas qu'apprendre à cuisiner ; leurs mères s'en chargeaient, elles cuisinaient avant que l'agro- alimentaire ne se substitue à elles. Les jeunes filles acquéraient dans ces cours de solides connaissances en diététique et tout ce qui tournait autour de la sécurité alimentaire. Elles y apprenaient également des notions de chimie et de physique des textiles, bref tout ce qui paraissait nécessaire pour « tenir un intérieur » et être une « bonne épouse ».


Pendant ce temps, les garçons du même âge poursuivaient l'école dans les Cours Complémentaires, ancêtres de nos collèges. Pour certains du moins, car la majorité partaient en apprentissage, sauf l' aîné des fratries qui, le cas échéant, avait vocation à prendre la succession du père à la ferme. C'était le premier aspect de la Reproduction chère à Pierre Bourdieu et Jean Claude Passeron, l'autre étant bien sûr les questions relatives à l'orientation scolaire et la réussite scolaire conditionnée par différentes formes de sélection.


Ginette Mathiot est surtout connue pour ses excellents livres de cuisine d'une véritable fiabilité et qui en sont à leur n ème réédition. Elle est moins connue, et je le regrette, pour les batailles non couronnées de succès quand, inspectrice générale de l'enseignement ménager, elle voulut étendre cet enseignement aux garçons. Heureusement que ma mère y a pourvu pour ce qui me concerne. Ce qui fait penser à haute voix à mes amies les plus proches et les plus intimes qu'elles regrettent beaucoup que je ne sois plus sur le marché.


Mais de Ginette Mathiot, il n'est pas question, même par allusion. Cette comédie qui se veut légère tombe dans toutes les facilités et tous les poncifs du genre. L'essentiel est à peine effleuré et encore, à condition de dresser l'oreille et de lire entre les lignes. Je n'ai pas aimé "La bonne épouse ". Le sujet méritait mieux et beaucoup plus et on se demande ce que Juliette Binoche est allée faire dans cette galère.


" L'économie domestique doit prémunir les jeunes contre l'emprise d'une publicité envahissante qui ne saurait être considérée comme ayant une quelconque mission éducative." 1963, Jean Capelle, directeur des programmes scolaires.


" L'éducation ménagère est le symbole d'un monde social où les femmes sont clairement inférieures aux hommes, vouées à la gestion intérieure, laissant au sexe fort la gestion de la chose publique." Rebecca Rogers, universitaire et historienne.


A travers ces deux affirmations tous les enjeux idéologiques et sociaux de "l'économie" domestique" sont posés.

Freddy-Klein
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le 9 avr. 2020

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Freddy Klein

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