Que faire lorsque l'on a perdu la guerre ? Le suicide, la fuite, faire de la politique ou boire jusqu'à l'ivresse ? Oliver Hirschbiegel déplie un éventail de possibilités à ses personnages, et même si untel choisit de mourir plutôt que de vivre, il se trouve bien embarrassé devant les choix qui s'offrent à lui, au point de rappeler que l'homme est toujours aussi créatif même lorsqu'il s'agit de passer l'arme à gauche.


Après une introduction en demi-teinte, le film bascule littéralement dans une ambiance de mort, et la tension qui s'en dégage ne retombera pas avant qu'un soldat n'annonce la fin de la guerre.
Chaque personnage, même s'il n'apparaît que quelques secondes, a donc une partie d'échec à jouer avec la grande faucheuse. C'est le septième sceau quoi. Albert Speer assume complètement de quitter « son führer » qui trouve son attitude lâche. Peu importe. Il a fait son choix, celui de vivre. Pour beaucoup, c'est le bout du rouleau : pour les sympathisants de la cause nationale-socialiste surtout, qui ne peuvent se projeter dans cet avenir dénué du régime politique dans lequel ils ont vécu : la femme de Goebbels ne se remet pas de ce constat, et fait le choix que l'on sait.


Un soldat se tire une balle dans la bouche, des gradés y vont de leur cuite pour échapper à la dure réalité, certains font une fête surréaliste : un moment comme suspendu, malsain, qui n'est pas en phase avec la réalité, mais sur – la réalité. Scène absolument cinématographique (au sens où le cinéma n'est jamais la réalité et ne fera que s'en rapprocher mais sans jamais l'atteindre...), où l'on voit des gens danser, ivres, à moitié nus. Mais que fêtent-ils ? Rien. Les plus obtus eux-mêmes ont du mal à admettre la défaite. C'est le déni complet pour la plupart. Pour d'autres, qui ont compris, la pression est forte. Trop forte. Il faut se faire sauter le caisson. Il est de ces films qui questionnent sur nous-mêmes. "La Chute" est clairement de ceux-là. Qu'aurions-nous fait à la place de ces personnes ? Nous n'en savons rien. On a beau dire : "voilà ce que j'aurai fait" ...tout le monde aurait été résistant et non collabo, c'est bien connu, il est normal de se donner le beau rôle. Un rôle qui évite d'avoir à faire un choix.


On ne peut juger ceux qui se tuent, à part ceux qui tuent leurs enfants, innocents complètement déphasés, petits anges apolitiques qui ne peuvent choisir leur destin par eux-mêmes, inextricablement reliés aux cruels desseins de leurs parents. On ne peut juger ceux qui se tuent car, encore une fois la question cruciale : qu'aurions-nous choisi à leur place ? Surtout, ils s'enlèvent un poids, une telle pression, un tel accablement devant la réalité (aucun avenir), qu'il est possible d'être soulagé pour eux. La mort et l'inconnu qui en résultent, pourtant terrifiants, constituent soudainement un « projet » bien plus doux et acceptable que la situation désolante qu'ils vivent alors.


Et qui aurait-eu le courage de partir, de survivre ? Quand la mort pénètre à ce point l'atmosphère jusqu'au fond des narines, quand l'air est autant imprégné de cadavres en putréfaction, quand tout autour de soi n'est que ruines et cadavres - salut l'apocalypse, comment est-il possible d'imaginer des jours meilleurs ? Pour qui connaît l'histoire c'est facile, mais sur le moment, dans l'instant présent? Le suicide (loin de moi l'idée d'en faire là une apologie), dès lors, semble constituer une solution tout à fait honorable. Une fois cette solution choisie, il ne reste plus qu'à choisir les armes. Et là, c'est un festival de balles tirées à bout portant, de pendaisons, de pilules de cyanure délicieusement croquées sous la dent. Le souffle glacial de la mort nous refroidit la nuque, lorsque Hitler explique avec un détachement ahurissant, aux limites de l'absurde, comment se tuer de la manière la plus efficace possible et surtout, tel un expert, comment ne pas se louper avec un flingue, et éviter de se briser la mâchoire sans se tuer.


Les personnages du film qui s'en sortent le mieux son peut-être ceux qui entretiennent un rapport quelque peu "rationnel" avec la réalité. Ceux qui adoptent une attitude "professionnelle" comme les médecins, les soldats qui continueront à se battre, quelle que soit l'issue, la petite secrétaire qui continue de travailler, et de retranscrire sur sa machine à écrire des testaments. Les généraux, en bons soldats défendant leur patrie jusqu'au bout, sont peut-être les plus « heureux », au sens où ils font ce qu'ils ont à faire, et ne peuvent pas penser à la mort, par manque de temps. Ils font le job, avancent, rechargent, tirent, se planquent, rechargent. Si une balle perdue les tue, ils ne le savent plus. "Si tu meurs tu ne le sais pas de toute façon" ...alors ils se battent à fond, aveuglément, tête baissée, avec un courage qui force le respect.


Mais il y a une toujours une issue positive après tout, une lumière au bout du tunnel comme on dit un peu partout dans le monde. Et jusqu'à la fin, jusqu'à la dernière balle tirée, un choix est encore possible, une décision reste à prendre. "Toute la vie est une affaire de choix. Cela commence par : "la tétine ou le téton ?" Et cela s'achève par : "Le chêne ou le sapin ?" a dit Desproges...


Quand la guerre est déjà terminée, quand tout n'est que poussière et gravats, un petit groupe de résistants (soldats, gradés, derniers bureaucrates en faction, garde rapprochée d'Hitler, etc...) a encore la possibilité de "choisir". Déterminés, ils choisissent de se battre jusqu'au bout, avant d'admettre enfin, devant l'annonce péremptoire d'un soldat, que "tout est fini", et qu'il n'y a plus de cause pour laquelle se battre. La tension rompt d'un seul coup. Tout se relâche. Pourquoi se battre effectivement ? Pour une patrie, pour l'Allemagne, pour un régime qui n'est plus? Devant ce "tout est fini", des soldats baissent leur arme, résignés (enfin), et prêt à vivre. Pour d'autres, au contraire, c'est une annonce, ultime, le signal pour appuyer sur la gâchette et se faire exploser le citron : la foi en cet idéal nazi va jusqu'au bout, même la mort semble avoir un sens, celui de l'engagement ...tel des kamikazes djihadistes. Les sombres esprits se rencontrent toujours.


Film puissant, par les questions qu'il suscite, par l'atmosphère de fin de guerre qui s'en dégage, par son réalisme et (bien évidemment pour croire à tout cela et s'immerger dans une ambiance), par sa réalisation. La caméra avance dans les couloirs glauques du bunker d'Hitler, véritables ramifications labyrinthiques où tout pue la mort à plein nez, vers une fin que l'on sait déjà : le caractère inéluctable de cette fin de guerre n'en est que plus insupportable et oppressant. C'est une douloureuse marche à l'ombre, c'est la chute d'un homme entraînant tout son entourage avec lui, malgré quelques résistances, des plus proches généraux aux enfants de Mr et Mme Goebbels, des plus fidèles soldats aux vieillards qui n'on rien demandé, sauf de sauver leurs fesses, ce qui reste le plus beau des courages, loin devant celui de mourir pour un dictateur qui n'a jamais eu de compassion pour son peuple.

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le 14 sept. 2015

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Errol 'Gardner

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