Dans l’Antiquité, les Romains opposaient la religio à la superstitio, les rites qui unissent les hommes aux croyances qui les séparent. Culte public rendu aux dieux de la cité, la religio n’était en fait que l’apanage des magistrats et des prêtres qui engageaient et réduisaient la liberté individuelle au domaine de la familia, de la maisonnée. Au XXe siècle, cette religio existe toujours ; d’intellectuelle et exclusive, elle a basculé dans la vulgarité et l’universelle décadence. Ce sont maintenant les paparazzis, incarnations altérées du journalisme et de l’information, qui font office de passeurs entre les différentes sphères de la société. Sous le prisme de ces individus, la ville radieuse se couvre d’un voile de honte salissante. Les nouveaux journalistes, tels des parasites, vivent au cœur du système tout en gravitant autour du milieu bourgeois qui accepte de leur donner quelques images volées.

Aussi néfastes et contagieux qu’ils peuvent l’être, ces parasites conservent pourtant une dimension presque sacrée. Tel Charon, qui, dans la mythologie grecque, était chargé de faire passer aux ombres errantes, moyennant un péage symbolique, le fleuve Achéron vers les Enfers, les journalistes arrachent aux vivants leur substantifique âme pour leur permettre d’accéder à un monde fantasmé et déformé. Expression d’un certain mode de vie et exigence d’un monde en quête de spectaculaire et d’inattendu, ces journalistes incarnent le culte public rendu à la démesure et au fait divers. Mais l’évasion offerte au public insatiable a un prix : en voulant soustraire au domaine de la maisonnée les restes d’une liberté apparente, les journalistes s’enferment dans une folie spéculative, une course folle à l’information « spectacle » qui les épuise et les rend incontrôlables. Le perpétuel assaut des journalistes contre les ruines de l’information se transforme progressivement en une piteuse arrivée à l’abattoir. A côté de la vision noire et sarcastique de la religio que nous présente Fellini se dresse les restes chancelants d’une superstitio plurielle qui atteint son expression la plus claire lors de la rencontre avec l’intellectuel qui a perdu toute illusion et qui trouvera dans la mort la solution facile à l’avilissant culte public. Le repos contemplatif provenant de l’éloignement individuel va à l’encontre de la doxa collective où la culture de masse a écrasé les constructions riches et classiques des cercles intellectuels.

Entre les deux se dresse la figure clownesque et pathétique de Marcello, comédien qui déambule sur la piste de danse en émettant de sa trompette une mélodie morne et triste. Son père apparaît comme son fidèle reflet, traduisant la peur du futur, la crainte de s’engager dans un projet : cette inquiétude crée un blocage qui accroît le rejet de l’autre et provoque un égoïsme exacerbé. En quittant le journalisme et la littérature, Marcello devient un simple bouffon, un maître de cérémonie grotesque vivant aux crochets des autres. Mais derrière cette attitude demeure toutefois une forme d’honnêteté, à laquelle se mêle une attirance pour la beauté et le spectacle parfaitement orchestré. Marcello synthétise aussi l’élégance des personnages que l’on croise tout au long du film, élégance qui laisse une place centrale à l’extérioration et au besoin permanent de se montrer sans cesse en exagérant à l’extrême son apparence.

Comment occuper le temps et meubler l’ennui ? On ne fait que passer, en jetant des paroles en l’air. On évite tous les sujets sérieux. La recherche de l’ataraxie prônée par les épicuriens disparaît au profit d’une quête effrénée aux plaisirs non nécessaires et non naturels ; les personnages du film cherchent pourtant autre chose : quitter la ville et avec elle le désœuvrement et la banalité qui se cachent sous l’exubérance apparaît comme la tentation suprême. Cette fuite possible (scène finale) reste pourtant perçu comme un aveu de faiblesse. L’appel de la virginité, de la pureté est sans cesse contrebalancé par une échappatoire moins radicale et plus confortable. L’âme humaine est le pendant de la ville. Le film alterne entre des scènes de ville déserte et des décors de foule grouillante qui se presse en voitures et en terrasses. Cette succession d’espaces vides et de pièces remplies déstabilise et affaiblit les personnages dont l’âme troublée ne peut atteindre la tranquillité. Rome n’apparaît dans sa richesse qu’aux seuls étrangers et ce n’est qu’en spectateur que l’on peut prendre une distance nécessaire pour apprécier la douceur et l’aigreur de cette vie facile, oisive et veule menée par certains riches (Dolce Vita) et par extension étendu à tous ceux qui gravitent autour.

Dans la Dolce Vita, la femme est décrite successivement comme une proie et comme un idéal. Anita Ekberg synthétise cette double identité. Comme la divinité romaine Janus, dieu des commencements et des fins, la femme figure tour à tour Vénus et Ariane. La scène de la fontaine de Trevi n’est pas sans rappeler la Naissance de Vénus de Botticelli : la cristallisation à l’œuvre dépasse de loin toutes les autres images qui pourraient être invoquées. Marcello ne cherche pas les femmes, non, il cherche la beauté, la femme idéale à travers tous les êtres féminins qu’il croise. Volontiers envahissante, la femme se meut ensuite en une Ariane fuyante, subissant les assauts répétés du dieu Bacchus. La thérianthropie (la transformation d’un être humain en animal) de l’homme, volontiers bestial et dominé par des pulsions instinctives, transformé en minotaure, le conduit à perdre toute mesure et à se perdre dans le personnage fantastique qu’il s’est construit. Cette bête humaine fait écho au monstre venu d’un autre âge qui évoque en nous la figure biblique de Jonas, recueilli dans le ventre d’un poisson fantastique après avoir désobéi à Dieu. Le Livre de Jonas aborde la possibilité du pardon par la repentance mais cette contrition est ici écartée et dépassée pour devenir un simple objet de curiosité nécessaire à la satisfaction du caractère volage et méprisant des personnages.
FrançoisLP
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le 29 août 2014

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