Le contexte de sortie de La Féline joue un grand rôle dans la réussite de l'émancipation de son personnage principal féminin : portée par un classicisme de société duquel elle veut s'extraire, la séduisante Irena (féline Simone Simon) se retrouve entravée dans le jugement des institutions masculines, traitée comme aliénée parce qu'elle refuse de se plier aux désirs des hommes, d'accepter les maux que leur mauvaise conduite lui cause.
D'où cet éloignement brutal de toute tentation par une justification absurde, fantastique, qu'on pourrait pour le coup rattacher à la folie ou à l'imagination fertile d'une grande fille qui vit dans ses dessins et sa solitude. Parce que Jacques Tourneur, durant son heure dix très brève, décide de garder le mystère de si la bête existe ou non, la critique sociale prend une tournure tragique et touchante du fait qu'elle se refuse à la facilité de faire un film de genre pour combler de possibles manques, et virer dans un spectaculaire qui dissimule souvent un manque de profondeur thématique.
Rien de tout cela ici, il faudra attendre les dix dernières minutes afin de confirmer ou d'infirmer nos théories sur la nature de cette femme prétendument hystérique. Encore plus que le personnage qui inclut dans l'histoire la possibilité qu'Irena soit dépossédée de sa raison, le fameux psychiatre, incarne lui-même ce qu'elle rejette chez l'homme : le vice, le désir charnel, l'obsession sexuelle qui défait la personne désirée de son statut d'être humain.
Elle ne veut pas être comme toutes ces femmes mariées qu'on trompe, auxquelles on ment, et dont on satisfait les désirs une fois le mois : Irena, indépendante et idéaliste (au départ du moins) tient à garder sa pureté intacte, pureté qui passe par le maintien de sa virginité. Tout le principe de La Féline est ainsi de libérer la bête au premier rapport sexuel : la fille étant devenue femme (si l'on se réfère à l'accomplissement social et d'identité de la première fois), elle se revendique être, et n'est plus caractérisée comme l'élément d'un genre qu'on méprise. Elle est devenue l'électron-libre que les dominants craignent.
Ce désir d'émancipation rentre parfaitement en collision avec le grand classicisme de l'esthétique de l'époque, de ses dialogues autant que du jeu de ses acteurs : la mise en scène de Jacques Tourneur, brillante de modernisme et de dynamisme, accumule avec un sens aigu du dosage les plans académiques et les séquences purement horrifiques marquantes, son heure de gloire se concrétisant dans une séquence de piscine au jeu de lumière fascinant.
Cette scène, pierre angulaire d'un film au propos audacieux, témoigne de toute la sensualité de la femme soumise à sa condition d'animal par le comportement intéressé des hommes : le psychiatre pervers qui ne pense qu'à coucher avec elle (et ainsi la pousser à l'acte d'adultère au sein d'une société puritaine et méprisante), ce mari qu'elle idéalisait à leur première rencontre qui n'essaie plus de la comprendre et la rejette comme le monde, et l'image de cette autre femme, classique elle-aussi, aux ordres et désirs des hommes qui n'hésitera pas à ignorer son potentiel d'émancipation en cédant à l'appel du charnel.
Le constat est terrible : s'il est plus simple de suivre la voie la plus paresseuse (et tentatrice), de se contenter d'un statut social médiocre réconfortant dans le sens où l'on se sait intégrés à la société, l'histoire ne peut que se finir mal pour celles et ceux qui décident d'emprunter les chemins sinueux de la liberté morale et de la liberté de moeurs. Faire ce que l'on veut de son corps et de sa vie, si ce n'était pas donné à tout le monde en 1942, est un sujet autrement plus préoccupant de nos jours. Car si les années 70 ont apporté dans leur sillage une forme d'évolution des consciences concernant la place de la femme dans la société, il reste complexe, aujourd'hui encore, de suivre la voie pure de la Féline en revendiquant son corps, sa vie charnelle et son propre désir sexuel sans se frapper le retour de bâton d'une opinion publique qui n'a jamais semblé si puritaine et médisante.