La femme des sables, c’est Sisyphe au Pilat : dans sa pauvre baraque au fond d’un entonnoir, coincée entre d’infranchissables parois de dunes mouvantes, elle dégage le sable qui envahit constamment la masure, bastion d’un village voisin que ce coup de balai inlassablement recommencé protège de l’ensevelissement. Représentative d’une congrégation assez importante du lumpenproletariat nippon, elle est promue sentinelle avancée d’une communauté qui, du haut de la falaise friable, la tient prisonnière dans son trou et la contraint à cet épuisant labeur de termites. Entre deux ravitaillements de cruche et de boule de pain, on la gratifie un beau jour d’un cadeau inédit en la personne d’un entomologiste en vadrouille. Tandis que le voyageur captif, d’abord révolté contre cet asservissement, se résigne peu à peu après de vains efforts d’évasion, la dame solitaire trouve en cet envoyé du hasard, pour la besogne et pour la bagatelle, le Vendredi de son île déserte. Et les deux personnages de nouer progressivement des rapports de solidarité dans l’effort, d’intimité charnelle et même de vraie tendresse. Si bien que lorsque s’offrira au protagoniste, avec l’évacuation de sa compagne malade, une occasion de fuir, il retournera de plein gré dans la fosse et préférera délibérément, à une société humaine aliénante, le croupissement dans les oubliettes. La Femme des Sables est donc l’histoire d’une renonciation, de la progression d’un malaise, d’une lutte, du désarroi et enfin de l’abandon. Le film raconte la métamorphose d’un savant en insecte (ce n’est pas encore La Mouche), en attendant d’être changé en sable. Inéluctablement la personnalité se désagrège, le glacis de la civilisation s’effrite, l’homme primitif apparaît, réduit au minimum afin que s’exerce au maximum l’effet de grossissement obtenu par cette loupe perfectionnée qu’est la caméra. Ses manières deviennent rudes après la politesse raffinée du début, comme est rude son contact avec sa partenaire lorsqu’il la bâillonne. Il perd jusqu’à son identité que l’on n’apprend qu’au dernier plan, au bas d’un dérisoire certificat de disparition. Mais à quoi lui servirait-elle dans cette parabole où l’espace se peuple de légende et où la vie quotidienne revêt le manteau de l’éternité ?


https://www.zupimages.net/up/21/03/p19j.jpg


Loin d’asséner des équations sociologiques ou un quelconque message humaniste, Hiroshi Teshigahara se réclame d’un surréalisme de mode occidental et arbore des renvois précis au mouvement européen de l’absurde. Son approche n’en relève pas moins d’un profond enracinement dans l’humus de la culture japonaise. L’aspect sciemment référentiel à Luis Buñuel réside dans celui du documentaire "au premier degré" : paysage minéralogique, attachement au geste comme manifestation du conditionnement social... Mais la présence de toute une série d’éléments naturels parfaitement sélectionnés et imbriqués est d’un réalisme trompeur qui introduit dans des couches de plus en plus stratifiées. Le cinéaste impose à ses personnages une sorte d’enfer sartrien, une situation de huis-clos, de face-à-face avec une collectivité qui les observe, d’affrontement à un environnement hostile, comme le montrent les maladresses durant l’impossible escalade ou l’étreinte amoureuse suivie en plongée par un cercle de voyeurs. La Femme des Sables peut aussi faire le lien avec deux films de Shōhei Imamura qui lui sont contemporains. D’abord La Femme Insecte, sorti un an auparavant, qui s’ouvrait sur le gros plan d’une fourmi, symbole de l’ascension entêtée de l’héroïne, pauvre campagnarde montée à la ville. Ensuite L’Évaporation de l’Homme, faux reportage sur une disparition ordinaire au Japon. Car il suffit d’un coup de vent pour que toute empreinte soit effacée derrière le promeneur égaré. S’il ne se passe que quelques mois entre l’arrivée du professeur dans la crevasse et la conclusion du récit, sa barbe a poussé, sa démarche s’est alourdie. Au lieu d’une chemise à l’occidentale, il porte désormais une tunique traditionnelle. Il a vieilli, brûlé sa collection de spécimens et découvert au fond de son puits une forme de liberté intérieure. Son trajet renvoie peut-être à des initiations anciennes, à ces "Grottes matrices" du Fujiyama représentées dans les gravures de Sadahide.


L'art du metteur en scène consiste à laisser fonctionner l'implacable machine de la capture, de la révolte, du désir, de la fatigue, de la soumission, du compromis, de la folie. Il invente sa propre texture, sa propre gestuelle, son propre graphisme, de la désolation d'un filet d'eau disparaissant dans le sable à l'hypnose cauchemardesque d'une nuit de sabbat. Toutes les métaphores sont là, celles du temps qui passe, de la raison qui divague, de l'infime et de l'immense, des puissances telluriques et des jeux d'enfant. Derrière la description d’un comportement humain surgit bien sûr un large éventail de significations, et le cinéaste n’hésite pas à faire tinter ce trousseau de clés métaphysiques en comparant selon toute attente l’incessant combat contre les sables à la résistance de l’homme contre les menaces d’anéantissement qui pèsent sur lui. Telle moralité relèverait d’un sympathique discours de comice si l’on ne pouvait y ajouter tout un bouquet d’apologues : sur le développement d’une conduite schizophrénique chez les chercheurs ou les poètes, voués à l’exil et confrontés aux problèmes de la vie pratique ; sur l’affranchissement du conformisme social ; sur la force de l’habitude qui émousse le tranchant du malheur et en fait à la longue un compagnon vivable ; sur la naissance du sentiment de responsabilité chez un égoïste ; sur la conjonction, dans l’amour, d’un attrait physique élémentaire et d’un but poursuivi en commun ; sur la ténacité du vouloir-vivre et l’aptitude universelle à trouver des raisons d’exister au fond de la pire détresse ; sur le sacrifice des aspirations individuelles aux exigences du groupe ; enfin, plus profondément, sur cette manœuvre subtile du libre-arbitre consistant à assumer lucidement la forme de sa servitude. Mais le film relève moins de la thèse illustrée que d’un univers symbolique en expansion. Et sa forme résorbe la multiplicité de ses contenus dans l’unique réalité visible tenant lieu de support aux diverses implications possibles, comme si la clarté, l’évidence, l’inaltérabilité des images résistaient à la prolifération du sens dont elles portent la charge.


https://www.zupimages.net/up/21/03/9b4u.jpg


La cadence des strophes, la musique des rimes, la savante ponctuation des très gros plans suscitent ainsi une irrésistible fascination. On se laisse inexorablement absorber par la puissance incantatrice de cette litanie de l’erg, de ses rides et de ses ondes, de ses coulées et de ses avalanches. De tous les matériaux filmables, le sable est le plus perfide, le plus ambigu et le moins fidèle. Mouvant, fuyant, traître, complice, il infiltre chaque chose, s’insinue dans la moindre anfractuosité, se confond avec la roche, colle à la peau, crisse sous la dent. Son polymorphisme, sa variabilité d’aspect selon l’éclairage, la distance, le milieu auxquels il est soumis, compromettent en permanence le parti pris de concrétude et font naître un climat fantastique qui ouvre les portes du rêve et de l’angoisse. Il peut évoquer de vastes surfaces pierreuses parcourues de fissures lorsqu’il est filmé de loin, homogénéisé par le recul ou tassé par l’humidité. Soulevé par les bourrasques, il se résout en fumerolles ; soumis à la déclivité ou aux ébranlements, il ruisselle à la façon de nappes aqueuses (son utilisation possible lors des troublantes scènes érotiques ne manque pas d’être retenue par le cinéaste). Plus encore : contrairement à la plupart des films sablonneux, secs et arides où l’eau, quand elle n’est pas d’origine animale, n’intervient que comme objet de désir, celui-ci est une œuvre terriblement moite et poisseuse. La découverte finale du héros n’est que l’actualisation d’un processus dont il a été victime tout au long de sa claustration : la capillarité, l’envahissement inéluctable du sec par le mouillé, de la matière déjà instable par une substance dissolvante. La saisissante intensité perceptive générée par la mise en scène tient à ce qu’elle développe des idées générales dans un contexte quasi organique de confrontation corporelle, de sueur perlante et d’âpre sensualité.


On décèle dans La Femme des Sables les données, les éléments visuels, les effets de rythme familiers à l’expression d’un Samuel Beckett. On y retrouve les efforts de cette dramaturgie pour quêter des vérités essentielles et les imposer non par un acte de connaissance réfléchie mais par une révélation immédiate utilisant, plutôt que l’intrigue ou le discours, les voies de la suggestion métaphorique, de la communication émotionnelle, d’un rituel des formes, d’un ébranlement physique par le spectacle. Cette maison de planches dans un vallon désertique, c’est le lieu du bout du monde où s’élève l’arbre mort de Vladimir et d’Estragon. Ces êtres enchaînés à la même infortune, c’est, avec moins de clownerie grotesque, le couple exemplaire en qui se résume l’humanité. Il serait aisé de poursuivre l’inventaire des analogies, depuis les actes de patience maniaque aux conséquences nulles (le piège à corbeau), la répétition obsessionnelle des mêmes gestes et le déroulement hypnagogique de la durée (le sable qu’on écope interminablement), jusqu’au motif majeur de l’enlisement et de la réclusion. Ce qu’il y a d’artificiel dans le postulat — et que le théâtre ne peut surmonter que par une stylisation renforcée et une certaine primauté du dialogue — se trouve racheté et oublié grâce aux qualités émotionnelles et plastiques de l’ouvrage. À toute une irréalité d’ensemble, que multiplie parfois un onirisme accentué (la séquence goyaesque de la ronde nocturne des paysans masqués, réunis autour de l’orage sexuel qu’ils ont réclamé), font curieusement contrepoids la présence compacte des choses, de ce sable aussi obsédant que le vent dans le film de Sjöström, et surtout l’assiduité lyrique avec laquelle Teshigahara fait échapper ses personnages, au fil de lentes séquences contemplatives, de moments d’une grâce, d’une audace et d’une pudeur étonnantes, à leur triste sort de scarabées en attente de Godot. Car lorsqu’à la fin le héros se détache sur une étroite et vague surface dont on ne sait si c’est encore la plage ou déjà la mer, la confusion sonne pour lui comme une délivrance. L’autorité tranquille de ce dénouement suggère qu’au fond, La Femme des Sables dresse peut-être le portrait d’un homme heureux.


https://www.zupimages.net/up/21/03/zavx.jpg

Thaddeus
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Top 10 - 1964

Créée

le 24 janv. 2021

Critique lue 223 fois

5 j'aime

Thaddeus

Écrit par

Critique lue 223 fois

5

D'autres avis sur La Femme du Sable

La Femme du Sable
Sergent_Pepper
9

Le grain et la peau.

[Série "Dans le top 10 de mes éclaireurs" : Amory, Confucius, Volte & Morrinson] Le prologue trompeur de La femme des sables nous met en prise avec un homme en pleine possession de ses moyens :...

le 13 sept. 2014

91 j'aime

15

La Femme du Sable
guyness
8

Les sables d’alone

Alors qu’à mon âge avancé et avec mon ancienneté ici je devrais commencer à jouer les vieux sages, je m’en fais encore régulièrement raconter par des petits jeunes venant tout juste de troquer le...

le 3 févr. 2014

60 j'aime

16

La Femme du Sable
SanFelice
10

Le sable y est

Considéré de nos jours comme un classique, Prix Spécial du Jury à Cannes en 1964, nommé pour l'Oscar du meilleur film étranger, La Femme des Sables, réalisation la plus célèbre de Hiroshi...

le 18 nov. 2016

54 j'aime

3

Du même critique

Chinatown
Thaddeus
10

Les anges du péché

L’histoire (la vraie, celle qui fait entrer le réel dans le gouffre de la fiction) débute en 1904. William Mulholland, directeur du Los Angeles Water Department, et Fred Eaton, maire de la Cité des...

le 18 sept. 2022

61 j'aime

2

À nos amours
Thaddeus
10

Un cœur à l’envers

Chroniqueur impitoyable des impasses créées par le quotidien des gens ordinaires, Maurice Pialat échappe aux définitions. À l'horizon de ses films, toute une humanité se cogne au mur du désarroi. De...

le 2 juil. 2012

54 j'aime

3

Léon Morin, prêtre
Thaddeus
10

Coup de foudre pour une soutane

Jean-Pierre Melville affectionne les causes difficiles, pour ne pas dire perdues d’avance. Parce qu’il a toujours manifesté un goût très vif pour l’indépendance, parce qu’il a promené sa caméra...

le 22 déc. 2015

48 j'aime

4