À quelques heureuses exceptions près (Le Parrain II, Spider-Man 2, Terminator 2, L'Empire contre-attaque, Mad Max 2...), les suites égales voire supérieures à leur prédécesseur pourraient presque se compter sur les doigts de la main. Conditionnée par un argument purement économique – surfer sur le succès du premier volet – la production d'une suite souffre dans la majorité des cas (Matrix Reloaded, Robocop 2, Conan le destructeur, Kick-Ass 2...) d'un manque flagrant d'ambition voire d'un syndrôme de paresse artistique aigüe. La séquelle réussie, bien au contraire, s'aventure dans un renouvellement, une remise en cause des codes du premier volet, afin de les approfondir, les amplifier, les décaler ou les pervertir, leur donner un sens inédit. Dépassant largement le stade du simple copié-collé d'une recette à succès, la séquelle réussie est un exercice d'équilibrisme entre la satisfaction des atttentes du spectateur (lui remémorer les qualités essentielles du premier volet) et le renversement, le brouillage de ces mêmes attentes (contrarier pour mieux stimuler).

Sorti en 1935, soit trois ans après le triomphe de son prédécesseur, La Fiancée de Frankenstein (The Bride of Frankenstein) s'inscrit sans aucun doute dans le cercle très fermé des suites supérieures à leur original. Légitimant d'emblée son statut de séquelle, dès ses premières minutes, le film s'ouvre sur une savoureuse mise en abyme sous la forme d'une discussion fantasmée entre le poète Lord Byron et une Mary Shelley sur le point de publier une suite à son roman Frankenstein, dont elle va raconter l'intrigue. Son récit devient immédiatement celui du film, reprenant exactement là où se terminait le premier volet : la créature de Frankenstein piégée dans un moulin en feu par une horde de villageois enragés. Le monstre survit non seulement à l'incendie, mais il tue par la même occasion les quelques paysans traînant encore autour du moulin. Or, si les meurtres du premier épisode choquaient par la crudité de leur mise en scène (la fillette noyée), le ton change radicalement ici, optant pour une approche comique voire farcesque de la mise à mort, s'aventurant avec brio sur le terrain pourtant délicat de la parodie.

Par l'humour, La Fiancée de Frankenstein fait d'emblée le choix d'humaniser son monstre pour s'y tenir jusqu'à son tout dernier plan. Le scénario, à double tranchant (révéler l'humain sous la monstruosité et la monstruosité derrière l'humain), se fait ainsi volontairement initiatique, à la fois envers sa créature, qui va apprendre à parler, tenter de se socialiser (scènes tordantes où le monstre découvre les effets de l'alcool, le sens du mot « ami »), et envers le docteur Frankenstein, qui va renoncer progressivement aux désirs démiurgiques de son ego démesuré. Le cœur de l'intrigue, la création d'une compagne féminine pour le monstre, interroge d'une manière toujours surprenante la notion même d'altérité. Parfois jusqu'au vertige : si le monstre est déjà une figure de « l'autre », quel statut donner à cet « autre » féminin qu'on veut lui attribuer dans l'espoir de calmer ses pulsions meutrières ? Qu'est-ce que le double monstrueux d'un double déjà monstrueux de l'humain ?

La Fiancée de Frankenstein, assumant totalement son aspect parodique, ne quitte cependant jamais le terrain de la réflexion – théorie philosophique ou notion plus concrète du miroir – le monstre s'interrogeant sur lui-même, sur les limites de son existence aberrante. L'humour noir qui caractérise le film est indissociable d'une gravité sourde, lancinante, en filigrane, qui finit par triompher. Le dénouement, d'une noirceur inattendue, retournant la monstruosité contre elle-même, donne in fine à l'intrigue l'allure d'une farce tragique, d'une comédie noire, inquiétante, hantée par l'angoisse de la mort (la vie artificielle comme réponse vaine au désir de vie éternelle). Un mélange des tonalités tout entier emblématisé par la performance remarquable d'un Boris Karloff habité par son rôle, laissant sourdre les symptômes d'une humanité grotesque sous ses oripeaux saisissants de mort-vivant. Incarnation révélatrice, en négatif, de l'hubris et de la lâcheté humaine, son inoubliable personnage de monstre vient conclure le film de la manière la plus poignante qui soit, dans un acte d'auto-destruction terrible remettant en cause les choix éthiques, l'irresponsabilité immature de ses créateurs. Le monstre de Frankenstein ou l'allégorie externalisée et mutilée de nos plus intimes ténèbres. Une preuve – quasi octogénaire – que le cinéma de genre est un miroir légitime de la nature humaine.
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le 13 avr. 2014

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