Il est de certaines œuvres qui brûlent les possibles et proposent, radicalement, la vie splendide et/ou misérable d'êtres plus qu'humains. Les personnages du film d'Elia Kazan sont de ceux-là. L'histoire de l'impossible rencontre de Bud et de Deanie se réalise dans un souffle qui n'a d'égal que celui de l'invention et de l'insurrection.

Une chronologie s'impose toutefois puisque « Splendor in the grass » (titre anglais détenteur de la métaphore du film) a été créé un an après A bout de souffle de Jean-Luc Godard. C'est un élément de mise en perspective important puisque le sujet du film tend vers la même représentation du Réel. Si chez Godard il s'agit d'une fuite vers l'avant, Elia Kazan est d'emblée beaucoup plus grave (mais plus définitif) puisqu'il choisit de recentrer historiquement son scénario. Celui-ci se déroule durant la Prohibition puis le gravissime krach boursier de 1929, conférant au film l'aura puissante du drame passé.

C'est en fait une idée de génie qu'a eu William Inge (le scénariste) puisqu'il contourne habilement le piège du contemporain et de l'éphémère. Il y a aussi ces deux acteurs qui ont été dirigés au-delà de la raison (Natalie Wood et Warren Beaty) au sein d'une rencontre amoureuse tragique et désespérante. Le pessimisme de Kazan est ici allié à la cruauté humaniste de la désillusion. Les affres du couple maudit deviennent, par extension, ceux d'une espèce humaine qu'il se permet de juger, voire de déclarer coupable.

La dimension politique du film est non négligeable puisque c'est le puritanisme de la société américaine qui est traité et même repensé de telle sorte que le cinéaste annonce finalement la dissolution de l'individu dans les contingences. Pourtant il ne s'agit pas seulement d'une lucidité exceptionnellement moderne mais aussi d'une connaissance profonde des Etats-Unis qui, finalement, se sont créés un passé fictif basé sur l'économie et ses possibles, faute d'une Histoire réelle existante.

L'œuvre est moderne car tournée vers un avenir encore dangereusement proche, qui est en fait l'extinction du monde des rêves et des fondations mêmes d'une constitution américaine qui inscrit la poursuite du bonheur dans son texte des lois. Comment comprendre alors les dernières phrases échangées par les deux êtres transis d'un amour interdits : « Je crois que je ne me pose même plus la question du bonheur » ?


Il existe aussi une ambivalence dans le choix du cinéaste : avoir dirigé sa femme (Barbara Loden) dans un rôle auto destructeur où l'amour n'est même plus envisagé, ni le désir d'ailleurs, puisque ce sont les plaisirs qui deviennent l'éthique d'une vie. C'est une analyse tragique et sublime des méfaits du capitalisme de masse puisque c'est finalement la consommation temporaire qui devient objet de substitution de désirs oubliés (consciemment d'après Elia Kazan).

Quant au spectateur, simple observateur de ces vies gâchées à l'écran, Elia Kazan ne lui pardonne rien car il le force à contempler, en miroir, ces émotions bien plus qu'humaines qui sont compromises par sa faute. Et devant la résolution terrible du film, le cinéaste américain ne peut que faire regretter ces rencontres rendues impossibles par la prévalence du Moi sur ce qu'il y a de plus humain dans l'éphémère : le présent.
Meo
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste

Créée

le 24 mars 2011

Critique lue 410 fois

2 j'aime

Meo

Écrit par

Critique lue 410 fois

2

D'autres avis sur La Fièvre dans le sang

La Fièvre dans le sang
Mr_Jones
9

Magistral !

Elia Kazan est un des rares réalisateurs qui traitent avec autant de force et de justesse des rapports humains. Ici, le thème principal sont les pulsions sexuelles adolescentes. L'histoire se passant...

le 9 juil. 2011

27 j'aime

3

La Fièvre dans le sang
Sergent_Pepper
9

Ce mature rejet du désir

On a coutume de situer la naissance de l’adolescence au cinéma avec La Fureur de vivre en 1955, où James Dean partageait l’affiche avec Nathalie Wood. La même année, il interprétait un autre écorché...

le 10 juil. 2019

26 j'aime

1

La Fièvre dans le sang
Ugly
7

la Splendeur dans l'herbe

J'étais persuadé que ce film était tiré d'un roman américain, mais il n'en est rien, c'est un scénario fort et complexe qui permet à Elia Kazan de signer un de ses plus beaux films. Bon d'accord,...

Par

le 29 oct. 2021

25 j'aime

11

Du même critique

Pierrot le Fou
Meo
10

Pierrot, c'est comment l'éternité ?

Tout d'abord sachez que l'auteur de ces lignes considère Pierrot le fou comme un chef d'œuvre et ne saurait être objectif, pas le moins du monde. Ceci étant dit, certains éléments pourront peut-être...

Par

le 24 mars 2011

8 j'aime

2

Lolita
Meo
10

« Des douleurs et des roses »

Il est rare de commencer un récit par sa conclusion. Moins de nos jours, mais bien plus singulier pour une tragédie. C'est bien cette antique histoire des Hommes qui intéresse ici Vladimir Nabokov à...

Par

le 24 mars 2011

7 j'aime

Ponette
Meo
10

Filmée à hauteur d'Homme

Ce qui touche et émeut dans le film de Jacques Doillon n'est pas le drame et le deuil qui s'ensuit, c'est sa sensibilité de cinéaste qui n'hésite jamais à prendre le temps des émotions, à filmer...

Par

le 24 mars 2011

5 j'aime

1