Cinéaste franco-tunisien très estimé dans le cinéma français contemporain, Abdellatif Kechiche, réalisateur, entre autres, du sulfureux et sublime "La vie d'Adèle" et du tout récent "Mektoub my love" connut, il y a 11 ans déjà, un véritable triomphe critique (et dans une moindre mesure "public") avec son film "La graine et le mulet".
Récompensé par 4 Césars (dont ceux des meilleurs films, meilleur réalisateur et meilleur espoir féminin pour Hafsia Herzi) ainsi que par le Grand Prix de la Mostra de Venise 2007, cette oeuvre à la fois romanesque, classique et "moderne" dans sa mise en scène technique aura, à l'instar des autres films de Kechiche, fait couler beaucoup d'encre.


Si bon nombres de critiques professionnels et de cinéphiles aguerris voient en lui un véritable génie, un artiste capable de passer d'un registre et d'une forme à l'autre (le film social, le film d'amour, le thriller, le romanesque, le statique) tout en conservant ses obsessions personnelles d'auteur (la famille, l'amour, le corps comme instrument de répondant), d'autre voient en lui une sorte de fumiste, incapable de choisir entre une forme classico-populiste et une approche plus expérimentale et moins narrative.
Quoiqu'il en soit, qu'on l'adore ou qu'on le déteste, le cinéma d'Abdellatif Kechiche a cette particularité de ne laisser personne indifférent dans la mesure où, très souvent, ses films finissent par nous emmener là où on les attends le moins et "La graine et le mulet" en est un bon exemple.


Racontant l'histoire de Slimane Beiji (Habib Boufares), un ouvrier de chantier naval se retrouvant du jour au lendemain au chômage car jugé trop vieux et qui décide d'ouvrir un restaurant maghrébin en compagnie des membres de sa famille, le film de Kechiche est moins la chronique désenchanté d'une communauté franco-maghrébine que le récit d'un homme vieillissant qui, se sentant proche de la fin, part en quête d'un nouvel et dernier objectif de vie.
Par l'usage du "gros plan" et du "plan d'ensemble" (utilisés de manière fréquente et répété dans le film), le cinéaste nous immerge littéralement (d'où le terme mise en scène "technique" cité un plus plus haut) dans la vie de famille de Slimane. Par le biais de son regard, on assiste tour au tour aux disputes, dîners familiaux à base de couscous et aux moments de joie et de rires partagés; la vie et rien d'autre en somme.


Ceci dit, résumer cette partie du cinéma de Kechiche à une approche presque documentaire serait faire fausse route dans la mesure où ce dernier nous raconte avant tout une histoire composée d'un début, d'un milieu et d'une fin ; soit un classicisme des plus banals en apparence mais que le réalisateur, par la force de son montage plutôt bien rythmé (on ne sent pas passer les 2h30 de projection) et surtout par son aspect verbal (on parle vraiment beaucoup dans le film) qui, en plus de n'être jamais inutile, étoffe assez bien le récit.
De cette manière, en entremêlant de façon subtile les dialogues des personnages à l'usage du gros plan, utilisé pour représenter les diverses émotions vécues sur le moment par les personnages (la colère matérialisé par le cri et les coups, la tristesse par les larmes, la joie symbolisé par les nombreux éclats de rire ponctuant le repas de famille), Kechiche insuffle à son film une puissance romanesque et une émotion terriblement réaliste, hissant son film vers des sommets de cinéma.


Outre la narration prenante et haletante, le montage limite parfait car terriblement bien ficelé et d'une rare précision, le film doit aussi ses grandes qualités à ses comédiens, tous très bons.
Habib Boufares, dans le rôle de Slimane, lui insuffle une énergie et un espoir des plus crédibles qui fait que tout du long, on croit en l'existence de cet homme qui refuse de se laisser broyer par le système qui a décidé tout bonnement de le radier.
Ceci dit, si on ne devait retenir qu'une seule comédien, ce serait sans aucun doute Hafsia Herzi, véritable révélation du film. Dans le rôle de Rym, la belle-fille de Slimane, cette dernière fait preuve d'une impressionnante palette d'émotions, capable de passer tour à tour d'un franc-parler très direct à une crise de larme tout en retenue, évitant même toute forme d'hystérie.
Mais le moment que l'on retiendra surtout d'elle et qui aura par ailleurs fait couler beaucoup d'encre, est sans conteste sa scène de danse du ventre, véritable "mini-récit dans le récit" s'il en est. Sans "spoiler", on dira tout simplement que Hafsia Herzi, tout en étant très belle à regarder (dans le bon sens du terme), ne fait tout simplement plus qu'un avec Rhym dans la mesure où, à l'instar de ce personnage, elle se donne à fond, en témoignent les gros plans sur son visage et son petit ventre remuant. Pour en revenir au petit tollé relatif à cette scène, selon laquelle Hafzia Herzi n'était pas jugé assez sexy pour effectuer une danse du ventre, c'est tout bonnement ridicule. Kechiche n'a pas choisit de créer cette scène par voyeurisme ou perversion mais par utilité pour le récit (le tempérament du personnage étant assez vif et donc en contradiction avec le côté calme et transparent de Slimane), la scène se devait d'être un minimum osé et culotté, en évitant toute forme de vulgarité et lubricité.


L'autre point fort du film à souligner est que, contrairement à ce qu'on pourrait croire, Kechiche, avec ce film, ne cherche pas à prendre la défense d'une communauté. Il raconte, purement et simplement, l'histoire d'un homme et de sa famille, sans aucune forme d'exacerbation d'une série de valeurs sociales quelconques (pas la moindre allusion à la religion musulmane ou islamique, pas le moindre mot arabe), avec, en guise d'élément rassembleur familial, le couscous. L'histoire aurait été celles de français traditionnels qu'on n'aurait vu aucune différence.


En quelques mots, "La graine et le mulet" est ce qui se rapproche le plus d'un chef d'oeuvre; de par son envie de proposer plusieurs styles de cinéma (classique, moderne, romanesque) pour n'en former qu'un seul : le GRAND cinéma, celui qui nous émeut, nous touche, nous prend aux tripes et nous fait rappelle que les cinéma est et restera avant tout ce qu'il a toujours été: un art avec un grand A.

f_bruwier_hotmail_be
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le 7 mai 2018

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