Le cinéma d’Alejandro Jodorowsky est hors-normes, littéralement parlant. Le réalisateur chilien fait des films non pas pour gagner de l’argent mais, selon ses propres mots, pour en perdre. Ce qu’il recherche, à travers ses expérimentations artistiques, a toujours été de transmettre une certaine vision de l’humanité et donc de la société. Farouchement opposé au fonctionnement de l’industrie cinématographique, mais aussi du modèle capitaliste en général, de la société de consommation et autres affres de la modernité occidentale, ses films sont de véritables pamphlets philosophiques et politiques. Il n’y a qu’à voir le saisissant documentaire Jodorowsky’s Dune pour cerner immédiatement le personnage et prendre la mesure de son dégoût du règne de l’argent, de la quête de pouvoir (politique et financier), et sa volonté perpétuelle de s’affranchir d’un système formaté et balisé qui lui dicte comment créer ses œuvres d’art. Dune aurait peut-être été le chef-d’œuvre de Jodorowsky, son film ultime – ou pas. En son absence, La Montagne sacrée lui vole incontestablement ce titre. Sommet formel et thématique de son cinéma expérimental, symboliste, psychanalysant et bien sûr hautement mystique, le film pourrait presque faire office de « manifeste » de la pensée de son créateur. Jodorowsky se sert d’une narration aux allures de voyage initiatique (aux consonances éminemment bibliques) pour renverser les idoles, se faire iconoclaste et dénoncer la société de son temps – et du nôtre.



Les piliers de la terre



Pour résumer, La Montagne sacrée se construit en deux parties. Dans la première, nous suivons un homme ressemblant trait pour trait à Jésus Christ qui déambule dans une ville, visiblement sous le joug d’un régime totalitaire. Au sommet d’une tour, il fait la rencontre d’un Maître alchimiste qui lui propose de lui enseigner le secret de l’immortalité. Pour cela, notre Jésus-hippie doit réunir sept apôtres, présentés comme les grands « voleurs » de ce monde – c’est-à-dire les élites de la société moderne, ceux qui incarnent les différents piliers du système, de cet ordre établi que Jodorowsky entend pulvériser par le grotesque, le surréalisme voire le psychédélique. Parmi ces « apôtres », nous trouverons un magnat d’une entreprise de cosmétiques, une fabricante d’armes, un collectionneur d’art, un idéologue en charge de l’endoctrinement de la jeunesse, un conseiller politique et financier, un chef de police et un architecte businessman. La présentation de chacun d’eux est l’occasion d’une critique féroce de chaque secteur de la société, donnant lieu à des scénettes déjantées toujours très empreintes de sexualité à portée psychanalytique, comme partout dans le cinéma du chilien.


Ces portraits-robots mis bout à bout, la vue d’ensemble est sans appel. Jodorowsky accuse un monde où tout est devenu idéologique (au point d’être clairement assimilé au nazisme), où tout devient compétition, source de conflit et de haine de l’autre. La vie se mécanise, se manufacture, s’exporte, se multiplie jusqu’à se vider de toute signification, pour finalement se consommer massivement. La sexualité, l’identité physique, l’art, l’éducation, la guerre, la religion, et même la mort font les frais de l’industrialisation mondiale. Tout devient commerce, et le seul Dieu encore vivant se nomme « l’argent ». Par la métaphore, certes peu subtile, des excréments changés en or, Jodorowsky appuie cette idée selon laquelle les objets que nous idolâtrons, que nous convoitons, associés à la monétarisation de nos désirs, n’ont aucune valeur profonde. Ils ont l’apparence de l’or, mais leur essence est fécale. On crée des machines à plaisir, des visages interchangeables à l’envi, on fait de l’art un luxe réservé aux élites, on apprend aux jeunes à rabaisser l’autre pour se grandir soi-même, on réprime militairement son peuple à la moindre revendication, on vend des petites statues du Christ en espérant vendre en même temps un peu de foi, etc. D’ailleurs, sur ce dernier point, Jodorowsky a toujours été particulièrement amer ; dans tous ses films, la religion en prend un coup, non pas en tant que telle, mais en tant qu’institution ayant elle-même sombré dans l’économie de marché. Dans La Montagne sacrée, les fidèles que l’on voit sortir de l’église ne sont autres que des prostituées. Le message a le mérite d’être clair.



Réparer les vivants



La deuxième partie du film raconte alors l’ascension de la fameuse « montagne sacrée », au sommet de laquelle les huit personnages, guidés par le Maître alchimiste, seront censés trouver le secret de l’immortalité. Un demi-mensonge, en réalité. Car le but de l’ascension est moins de découvrir le secret de l’immortalité que de renouer, au contraire, avec leur condition mortelle et de l’embrasser. « Vous avez pouvoir et argent, mais vous êtes mortels », or « La possession est la peine ultime ». Pour cela, il leur faut brûler, « tuer » leur argent ainsi qu’un mannequin à l’effigie de chacun. Ainsi, ils se délestent à la fois de leur individualisme, de leur soif de possession et de pouvoir, et détruisent leur « moi social », figé, rigidifié par le formatage social tel le mannequin de cire. En se libérant de leurs illusions, en abandonnant leurs idoles, en se dépouillant physiquement et spirituellement, ils tentent de retrouver leur « moi profond », symboliquement noyé. « Lorsque le moi pense : ceci est moi, ceci est à moi ; il s’emprisonne et oublie le moi profond ». Une fois ce dernier retrouvé, il est possible de renouer avec le réel le plus primordial (la terre, la mer, et la nature en général). « La terre est votre véritable chair ».


Jodorowsky insiste sur le rapport conflictuel mais nécessaire entre l’âme et le corps. Dans tous ses films, et dans le fonctionnement même de sa « psychomagie », le corps est en même temps le tombeau et l’autel, l’emprisonnement et la liberté. Dans La Montagne sacrée, ce rapport se traduit par une obsession de la nourriture, de la digestion symbolique et littérale de corps extérieurs en tous genres. Chez Jodorowsky, l’homme est ce qu’il mange – et c’est de cette boulimie qu’il devra s’écarter pour retrouver ce qu’il est au fond de lui, « à jeun ». Par les cheveux que l’on coupe frénétiquement, par les membres qui manquent ou que l’on arrache, le corps est éprouvé et décomposé. L’âme, qui le possède, doit un jour le rendre pour pouvoir renaître autrement : une renaissance non pas en un autre corps humain individuel, mais en un groupe, en un grand Tout qui est la Création même. Une quête de soi, de l’autre, de la Nature, au gré de scènes de pur mysticisme et de méditations philosophiques.


Une quête qui ne pouvait prendre que la forme d’une ascension, parce qu’elle est un voyage vertical, à l’inverse d’une société marchande où tout repose sur des échanges horizontaux, latéraux, sans transcendance aucune. À ce sujet, les personnages rencontrent un colosse qui se dit l’homme le plus fort du monde, capable de traverser la matière. Mais il ne se déplace qu’horizontalement, il ne peut pas aller de haut en bas. Il est incapable, à tout hasard, de gravir la montagne sacrée. Il incarne cet homme moderne qui détruit tout sur son passage, regarde toujours devant lui mais sans ne plus jamais ni regarder vers le haut (vers le Ciel, vers Dieu), ni vers le bas (vers la Terre, vers la mort). « Ce n’est pas la peur de tomber qui te retient, mais celle de grimper », dira l’un des « apôtres ». Et Nietzsche n’est pas bien loin.


La Montagne sacrée est un trip, un film coup-de-poing, une expérience sensorielle et mystique déroutante qu’il ne faut pas prendre pour ce qu’elle n’est pas. Cinématographiquement, l’œuvre est imparfaite, tant dans son rythme que dans sa mise en scène. Le symbolisme est parfois lourd, les métaphores manquent de subtilité, l’iconoclasme est répétitif. C’est un film qui se vit pleinement, dans tous ses excès et sa grossièreté, ou qui se rejette – parfois pour les mêmes raisons. À l’image de son twist final, La Montagne sacrée brise les codes du début à la fin, interrogeant la réalité et le rapport aux images. Nous devenons comme ce couple de touristes qui, au début, se prend en photo à tout-va, posant en pleine scène d’agression sexuelle, puis de meurtre. Nous cherchons à nous immortaliser en capturant ces instants tantôt gores, glauques, insoutenables, et tantôt insignifiants. Mais Jodorowsky nous répond qu’il vaut mieux apprendre à mourir, pour devenir « plus humains que jamais ». Nous étions dans un conte de fées, mais nous nous sommes réveillés. La Montagne sacrée est l’immortalisation d’un éveil à la mortalité.


[Article à retrouver sur Le Mag du ciné]

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le 22 juin 2020

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Jules

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