Je suis allé tardivement en salle pour apprécier ce dernier film de Cint Eastwood, film où il est réalisateur et acteur principal. Toujours beau gosse à 90 ans, le héros est bien conservé, même si ses mains sont de plus en plus raides. Et ce film est une sorte de testament où il parle indirectement de sa situation personnelle de nonagénaire acteur-réalisateur star du cinéma qui n'aurait pas toujours été là pour la famille, à tel point que je ne sais pas si c'est allé trop loin de penser que ses trajets de mule qui transportent du rêve en poudre destructeur pourraient être une allégorie du cinéaste qui vend du rêve, les ravages en moins.
Donc, on a un nonagénaire avec les idées bien senties comme réac' par les nouvelles générations, un héros qui cherche à la fois à gagner sa vie, à s'occuper et à bien vivre l'instant présent, cela au détriment de ses proches, puisqu'il a délaissé sa femme, plus encore sa fille qui ne lui pardonne pas et qui est jouée par l'authentique fille de l'acteur Allison Eastwood (ce n'est pas la première fois qu'il la dirige, elle avait déjà joué avec lui étant gosse et en tant que sa fille), et il prend aussi une mauvaise voie avec sa petite-fille qui pourtant est celle qui pas encore désabusée est prête à beaucoup lui pardonner.
Notre héros, Earl Stone, est horticulteur et il a su au sein du couple imposer à sa fille un prénom de fleur, Iris, mais cette fleur-là il l'a négligée pour les autres. Et, cette fille qui le fuit désormais dès qu'il se pointe quelque part attend au fond de son coeur qu'il fleurisse sur le tard. Ce sont les métaphores explicites du film et cette reconstruction familiale passera d'abord non par la relation à sa fille et à sa petite-fille, mais par le retour vers sa femme. Au début du film, il lui offre une fleur avec un compliment ambivalent : "Je t'offre ma dernière création." Doit-elle être touchée par une délicate attention ou ces créations sont-elles ses rivales ? Les deux personnages sont bien âgés, cette femme cache à quel point sa santé décline, on a pas mal de scènes où on a l'expression du corps de la vieillesse, avec des quasi gros plans sur les lèvres épaisses de cette femme âgée, avec les bruits de ses déglutitions, pas d'idéalisation donc ou d'édulcoration. Cette femme est très brave, très gentille, tout sourire, mais elle aura ses colères en public face à Earl, parce que Earl, à l'image de beaucoup d'hommes, c'est celui qui plaît à tout le monde, le joyeux drille, et il n'y a que ses proches qui ont droit au vrai visage de l'égoïste qui fait mal. Cette épouse va bien sûr le lui dire explicitement. Et en effet Earl tout au long du film il séduit facilement, il s'amuse, il plaît à ceux qui sont mal disposés à son égard au départ, il plaît à ceux qui ont pour ordre de ne pas faire dans le sentiment, etc.
Jusque-là, sa vie a été un sans-faute au plan de la loi. Il n'a jamais eu de problème sur la route, aucune contravention, un casier vierge. Et là, dans une situation bâtarde où il est venu aux fiançailles de sa petite-fille, mais non sans arrière-pensée intéressée, il fait la mauvaise rencontre d'un jeune qui lui propose un petit boulot où ses qualités propres et même très très propres de chauffeur vont être bien utiles. Earl Stone ne flaire pas l'embrouille, on dirait, mais c'est aussi un vétéran de la guerre de Corée, et comme il a besoin d'action, qu'il aime rouler, et qu'il a besoin d'argent pour sauver ses affaires, il y va. Malgré les armes pointées sur lui, il accepte une mission de passeur bien payée, puis, alors quil s'était dit que ce n'était que pour une seule fois, il y revient, et encore et encore, même quand il sait définitivement à quoi s'en tenir et ne peut plus se mentir, et arrive le moment où il est tenu par les couilles, il leur appartient ! Et l'intrigue se noue, il est sur la route et il doit tout plaquer pour aller voir son ancienne compagne qui est à l'article de la mort... Va-t-il une énième fois se dérober aux siens ? Il a cette fois une raison en béton de ne pas revenir, mais il ne peut pas la formuler, et pourtant, silence radio, le cartel perd sa trace, il revient assister aux derniers jours de sa femme et même à son enterrement. On a un plan de l'église en contre-plongée, first lutherian church, une image inclinée à la sortie des gens et du cercueil, c'est un peu l'expression du corps qui va en terre, mais c'est aussi Earl Stone, au nom significatif bien sûr, qui va en terre, car on passe à une image de sa sortie de l'église avec la façade de l'église et on a toujours un cadrage incliné, déséquilibré, puis il avance vers la voiture, sa fille le rejoint et lui parle, et la caméra se déplace avec eux et l'image se redresse, comme une vague, comme un pas qui se réajuste, l'image redevient droite, c'est le moment de la rédemption, et la fille remercie son père et lui dit qu'elle souhaite qu'il soit là à thanksgiving, et il accepte et il ajoute qu'il ne serait absent pour rien au monde, petit mensonge vu qu'il sait qu'il est foutu, mais c'est la scène de réconciliation avec sa fille et on peut dire que cette scène d'inclinaison de la caméra à la sortie de l'église avec rééquilibre ensuite est un des grands moments symboliques du film, un des grands moments de réalisation. Il reprend la route, le cartel le rattrape, mais touchés par le fait qu'il a été à l'enterrement de son épouse ils ne font que le tabasser, le considèrent comme un vrai qui revient à sa mission et on passe à l'arrestation policière, bien évidemment avec tout le décorum hélico voitures de police sur une route à plusieurs bandes où on l'a isolé. Il a été arrêté au milieu des grands espaces, notre cowboy.
Plus tôt dans la traque, l'inspecteur en charge de la mission avait ignoré qu'Earl Stone était celui qu'il recherchait. Ils avaient échangé autour d'un café du matin à côté d'un motel. Earl avait expliqué sa situation familiale en avouant comprendre trop tard que le plus important c'est la famille. Le flic arrête cette fois Earl Stone qui se confond avec sa proie anonyme, la célèbre mule. Tout le long du film, ce flic était critiqué par sa hiérarchie pour son manque de résultats. Il aura la victoire amère. La mule l'a touchée et surtout au moment du procès Earl Stone plaide coupable, il crie "guilty" en VO, il ne vend pas le cartel, il prend tout sur lui. C'est une belle arrestation, mais le cartel s'en sort et le coupable ne fut qu'un pantin dans l'affaire criminelle, quelqu'un qui a fauté, puisqu'il faisait passer une saleté qui tue des tas de gens, mais quelqu'un qui n'était pas l'âme de ce maudit business. Il assume et voilà, il a joué sa partie et sa culpabilité en son for intérieur n'est pas la même que celle décrétée par le tribunal. Il y ajoute une autre considération : "je ne pouvais pas acheter le temps, et il finit dans une prison fédérale où je ne sais pas si c'est réaliste vu que je m'attendrais plutôt à d'autres types d'entretiens des espaces verts, mais donc quelques prisonniers cultivent un parterre de fleurs dans l'enceinte de la prison, de ces mêmes fleurs qui étaient en gros plan dans les premières images du film.
Maintenant, tous ses trajets sont l'occasion de montrer la détente du personnage qui profite de l'instant présent et qui reste droit dans ses bottes quoi qu'on pense de lui, de sa façon de faire et de sa façon de parler. Il y a ainsi une blague politiquement incorrecte où il s'arrête pour dépanner un couple afroaméricain, Earl moque, comme à son habitude, le gars raccroché à internet et au téléphone portable (objet auquel il se laisse corrompre finalement puisqu'il appelle sa fille au volant avec un portable vers la fin de l'histoire), puis il emploie le mot "niggers" (VO). Le couple tique et le gars dit : "je préfère blacks, nous sommes blacks et vous êtes white, vous voyez ?" Et Earl Stone répond goguenard "Vraiment ?" Il y a quelques autres plaisanteries volontairement provocatrices sur ce mode-là de temps en temps.
On peut souvent rire au long de ce film. Il y a un univers comique outrancier où notre héros peut commencer par agacer des personnages, Julio notamment, mais il finit toujours par plaire. On retrouve aussi le Clint éternel tombeur. Il a toujours donné cette image de lui, autant qu'un James Bond. On la retrouve ici et on rigole bien. Il est carrément invité par le chef de cartel qui lui offre deux filles dans une chambre, et il nous sort qu'il va devoir prévenir son cardiologue, monsieur Clark. Puis, avec Julio, un enfant perdu récupéré comme "fils" par le maître du cartel, il essaie de lui dire de se barrer, ici il n'est personne, tout le monde se fout de lui, qu'il essaie de le sauver, et il faut bien comprendre de quelle position part Earl Stone. Lui, il a fait sa vie, il prend un peu le frisson d'une vie criminelle qu'il aurait pu avoir étant jeune, mais ici il est à la fin de sa vie, qu'il soit puni, le qu'en dira-t-on il s'en fout il est dans la fin de partie, il veut sauver un jeune, mais le jeune lui réplique que c'est sa famille, l'avertissement ne passe pas, et Earl Stone réplique : "Moi, je remonte dans ma chambre (sous-entendu avec les deux filles), là je suis quelqu'un."
On délire aussi sur les meilleurs club sandwichs du Texas qui valent une escale de la part d'un nonagénaire du coup étonnamment conservé si on songe qu'il s'abandonne à une alimentation pareille. Il y a plein de petites cocasseries dans le film, des répliques qui font rire, mais je pense que, dans la salle de cinéma, une portion du public seulement y est pleinement sensible.
On a plein de petits moments de vérité sociologique qui passent en douce, comme l'autre qui voit la nouvelle voiture d'Earl, qui est au bord de la faillite, et qui lui sort : je suis perdu sauf si quelqu'un a 25000 dollars qu'il met sur la table. A la fin du procès, il embrasse sa fille et sa petite-fille qui le soutiennent, le beau-petit-fils est là aussi qui attend d'être embrassé, mais le coupable évite ce faux pas à la bienséance. La relation à son beau-petit-fils ne saurait être sur les mêmes bases. On a aussi l'emploi de Julio face à Earl lors du changement de patron de cartel qui est émotionnellement subtil. Il y a ces moments courts appréciables également dans le film dont la liaison discrète à l'histoire doit être repérée avec ce ce que ça révèle sur les gens malgré les non-dits. Il y a bien quelques anomalies étonnantes : la naïveté du héros qui met du temps à comprendre et vérifier ce qu'il livre, le fait qu'il achète un gros van qui ne passe pas inaperçu et que ça n'énerve pas le cartel, d'autres encore que j'ai oubliées, mais le film est appréciable. Question réalisation, il faut brancher le cerveau, on n'a pas toujours une esthétisation immédiatement perceptible. J'ai bien aimé, en songeant qu'il y a le thème de l'horticulture, la mort du premier chef de cartel avec la contre-plongée sur un gazon si fraîchement tondu qu'il y a encore les énormes traces circulaires des multiples passages de la tondeuse, traces circulaires non sans écho avec certaines images des vastes espaces traversés par Earl lors de ses missions. Ou bien à la fin du film on a un gros plan sur le visage d'Earl arrêté, derrière la vitre teintée de la voiture de police, avec une lumière crépusculaire rasante qui tape dans l'image, et on voit son visage qui se fige avec les pupilles qui réfractent fortement la lumière du crépuscule, ce qui fait un fantôme un peu particulier, car il a quelque chose d'un fantôme, mais une lumière vive en même temps, mais sans rebondissement, car il est figé dans la déconvenue tragique de son existence. Et cela s'oppose à tous ces trajets où il narguait son monde en chantant au volant un paquet de vieilles chansons croustillantes.
Bref, j'ai bien aimé.

davidson
6
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le 28 févr. 2019

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davidson

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