Présenté lors de La Semaine de la Critique à Cannes en 2020, La Nuée est un premier long-métrage impressionnant de maîtrise s’inscrivant dans le sillon du court-métrage Acide (Just Philippot, 2018) qui s’attachait déjà, avec le motif du nuage toxique, à développer la thématique du Fléau écologique dans un cinéma d’anticipation eschatologique à tonalité horrifico-fantastique.


Virginie Hébrard (incarnée par la géniale Sulianne Brahim, de la Comédie-Française) pratique de chez elle l’entomoculture de sauterelles, convaincue qu’il s’agit de la nourriture de demain. Également liée à son métier par la nécessité, survivant tant bien que mal dans un milieu agricole français dépeint comme exsangue, déserté et marqué par l’entre-dévoration de ses acteurs, Virginie injecte eau, sueur et sang dans son activité avec une abnégation sacrificielle – voire automutilatrice – afin de tenir son affaire et ses deux enfants à bout de bras endurcis par son veuvage. Brillant, le jeu charnel de l’actrice permet, par un subtil équilibre entre douceur frêle et force autophage, d’incarner le sentiment même de la faim, justifiée par des moyens douteux et radicaux qui traduisent de façon allégorique toute la souffrance d’un monde agricole français à l’abandon.


Tout comme ses insectes vedettes, le film mue progressivement d’un genre à l’autre avec une fluidité épatante, empruntant autant au drame socio-écologique – rappelant le récent Petit Paysan (Hubert Charuel, 2017) ou encore L’Heure de la Sortie (Sébastien Marnier, 2018) – qu’au body horror, rejoignant la fine fleur française du sous-genre comptant notamment Julia Ducournau et Marina De Van. On y retrouve encore l’influence de l’animal horror cinema
(Piranhas, Anaconda, Les Dents de La Mer, Les Oiseaux, etc.), du film de monstre sous l’égide manifeste de Cronenberg ou encore du film catastrophe en milieu rural, certains plans et le
sous-texte prophétique pouvant renvoyer à Take Shelter (Jeff Nichols, 2011).


A partir de ce canevas, Just Philippot réinvestit et actualise avec brio le topos de l’inversion nature/culture, où le maître devient serviteur, le savant se voit dépassé par sa créature et où le mangeur finit par se faire manger, dans un lien organique entre humain et monde animal que le réalisateur parvient à rétablir. La nature – qui n’a ici rien de bucolique ni d’apaisé – retrouve son potentiel originel menaçant et son inhérente supériorité sur l’Homme, inversant la chaîne alimentaire et les rapports habituels de domination en se vengeant de ce qu’on l’a détraquée et modifiée pour l’inféoder à nos besoins. D’apparence insignifiante, l’insecte y prend l’envergure d’un monstre au fort potentiel cinégénique qui se déploie dans toute une batterie de gros plans, d’images de pures fulgurances horrifiques et en un travail sonore décuplant son potentiel annihilateur. La mise en scène se construit ainsi sur une tension croissante, frénétique et stridulante qui propose l’expérience sensorielle singulière d’une transposition de la huitième Plaie
d’Egypte dans la campagne française contemporaine.


Malgré une fin qu’on aurait souhaité moins expéditive, La Nuée est une œuvre intense, rythmée et diablement stimulante, une allégorie de la folie sacrificielle à laquelle peut pousser la dévotion d’une mère et l’injonction à une maximisation du rendement, qui entérine un peu plus la singularité de l’actuel cinéma de genre français et son ancrage affirmé dans les thématiques socio-écologiques. Entomophobes, n’ayez crainte : en en sortant, même les plus récalcitrants éprouverons une jouissance revancharde à croquer dans ces bestioles.


Promesses déjà tenues, et pourtant prometteur !

Depeyrefitte
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le 23 juin 2021

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