Spoil tout le long :


Lorsque nous voyons Ordet , tous, y compris ceux qui ne croient pas, se mettent à avoir la Foi, l’espace de deux heures au moins. Tout du moins s’il on a été touché par le film. Ordet n’ordonne pas au spectateur de croire ; Ordet n’est pas un film dogmatique. Nous ne devons pas croire, mais nous pouvons, ou devons s’octroyer le droit de croire, d’atteindre la Foi, la vraie Foi et non la Foi intéressée ou instituée par les moeurs. Dreyer était croyant, et évoluait dans un monde très chrétien, protestant même (on voit à quel point les guerres de la paroisse entre les protestants traditionnels et les convertis catholiques sont vaines, idiotes, tant elles ne mènent pas à la Foi mais ne servent qu’à un instrument de pouvoir, ce que ne cesse de reprocher Johannes à sa famille…), ainsi son film se constitue autour de ces pratiques, de cet environnement qui peut gêner et refroidir, pour un athée ou un agnostique par exemple, ou même pour un croyant d’une autre confession.


Mais Ordet a une dimension tellement universelle ; la croyance pure de Johannes, qui est en vérité le seul qui n’est pas fou (est-il véritablement la réincarnation du Christ ? La fin le laisserait penser…), est tellement profonde, belle, simple et détachée des institutions... Certes, on parle du Christ. Mais même sans évoquer le Christ, sa Foi resterai comprise. Ordet nous donne le droit de croire, tout simplement. En Dieu ? Pas seulement, pas exclusivement. Notre Foi ne s’exprime pas toujours dans la religiosité.



C’est un film dur que ce Ordet de Dreyer. L’hypocrisie religieuse nous est totalement projetée, on ne croit plus que pour des raisons politiques, ou traditionnelles. Le grand-père et Peter le tailleur en sont presque arrivé à faire un concours de qui a la plus grosse… Qui réussira à réunir le plus de fidèles à travers son dogme. Et Dreyer nous montre à quel point ces dogmes privent la jeunesse d’un bonheur qui est pourtant parfois accessible. Ce n’est pas ça la Foi ; c’est une stupide aliénation. C’est un film très conceptuel… On pourrait donner à la Foi finalement le rôle principal. Et Dreyer dresse une véritable dichotomie conceptuelle et philosophique, comme le fait Nietzsche avec de nombreux concepts. Nietzsche ne cesse d’opposer un concept erroné avec ce qu’il devrait être. Nietzsche oppose ainsi la politique, à la « grande politique » (§189 de Aurore ), ou encore la pitié du faible, celle de Rousseau en somme, à la grande pitié. Ici, Dreyer oppose finalement la Foi, celle du faible, la Foi de celui qui ne croit pas, à la grande Foi, celle qui est pure, presque détachée d’une trop grande réflexion, une Foi brute et salvatrice.


Et que dire de la forme qui sert ici brillamment le fond ? Cette première scène est absolument extraordinaire, les plans-séquences de Dreyer sont d’une profonde virtuosité, son sens du cadrage également. D’ailleurs, hormis cette première scène, avec les fameux draps blancs qui disparaissent au moment où Johannes décide de partir se recueillir ailleurs (quel symbolisme, encore une fois), une très grande partie du film se situe en intérieur. Et tel les grands maîtres de la peinture, Dreyer capte des moments de vie, des angoisses, des moments de tendresse (avec cette beauté si innocente de Inger). Et vient la fin, une des plus grandes fin du cinéma, comment ne pas croire en Dieu l’espace de cette scène uniquement ? D’ailleurs, le film n’aurait pas eu de sens si cette scène ne venait pas. Et Dreyer tarde à la faire venir, puisqu’il doit s’écouler au moins une trentaine de minutes, si ce n’est plus, entre la mort d’Inger et sa résurrection par Johannes. On espère la résurrection immédiate, qui échoue, et on commence, comme le mari, à désespérer, à ne plus croire, et à tomber dans un pessimisme exacerbé. Et puis (re)vint Johannes, en qui la petite fille a toujours cru et qui ne cesse de croire à cette résurrection. Et on a là un des plus grands moments de Cinéma. Soyons comme cette petite fille ; nous avons le droite de croire, et plus, nous avons le droit de croire à ce que l'on croit et non à ce que l'on doit croire. C'est ça avant tout Ordet !


On sent également à quel point ce film a pu influencer Bergman ; certains plans, surtout ceux en extérieur, font beaucoup penser à ce que Bergman fera plus tard. Mais les similitudes formelles sont encore plus fortes dans Jour de colère . Ici, ce sont les thématiques. Mais Bergman a une réponse plus pessimiste, notamment dans Les Communiants . Dans beaucoup de films, on dirait que Bergman essaie de répondre à Dreyer. Le Septième sceau , est-ce la grande réponse de Bergman à Ordet ? Une réponse plus obscure, plus nuancée, la Foi n'a pas ce rôle salvateur. Mais une réponse moins pessimiste que celle proposée dans Les Communiants . Mais loin de l’optimisme d’Ordet . Max von Sydow tombe presque dans le nihilisme... Dieu est mort. Mais pas la mort !


Donnons-nous le droit de croire à ce que l'on croit plutôt que de rejeter toujours la Foi. Elle peut être si belle…

Reymisteriod2
9
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le 5 mars 2019

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Reymisteriod2

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