La Putain
6.4
La Putain

Film de Ken Russell (1991)

Un tunnel routier très sombre, un flot de voitures, un reggae enlevé, à l'horizon la sortie du tunnel, petite et très surexposée, blanche. Mais le premier mouvement de caméra, lent, nous emmène à rebours - dans une zone assez déserte, une sorte de bretelle périphérique, avec gravats, ivrogne écroulé, et une prostituée arpentant le décor, en jupette, soquettes blanches et haut coloré. Les voitures filent et un peu plus loin l'ivrogne vomit. Elle se tourne vers nous ...

Whore est (quasiment) le dernier long métrage de Ken Russell pour le cinéma, plus de vingt ans après Women in love, quinze ans après Valentino qui marque la fin de sa grande période baroque, après plusieurs années d'errements (Gothic, Salome's last dance, le Repaire du ver blanc ...) Par la suite il n'y aura plus que des téléfilms, des courts métrages, des petites participations dans des ouvrages collectifs ...

Whore peut être tenu pour une réponse, à la Ken Russell, à l'effet Pretty woman, à la prostitution en mode conte de fée hollywoodien. Ici la variation est très noire, mais d'un noir plein de couleurs, de saturation et d'excès, comme toujours chez Russell.

Le film, dans son contenu (on est loin de ses pseudo biopics des grands compositeurs) comme dans la forme (très peu de mouvements de caméra dans "Whore") semble pourtant loin de la manière habituelle de Ken Russell. L'originalité formelle n'en demeure pas moins, mais à d'autres niveaux.

Whore en effet repose sur une construction originale, d'autant plus réussie qu'elle s'appuie sur un montage très fluide. Le film est bâti sur trois mouvements constamment liés : 24 heures, pour le moins troubles et agitées dans la vie d'une prostituée ; l'adresse directe de l'héroïne à la caméra (la grande trouvaille, d'ailleurs curieusement contemporaine de C'est arrivé près de chez vous, dont j'ai récemment rédigé une critique) pour évoquer sa vie, ses "rencontres", ses désastres ; et divers flash-backs évoquant des moments importants de sa vie. Ces trois temps sont toujours étroitement liés, se succèdent sans heurts (enfin façon de parler), sans ruptures dans la continuité narrative.

Mais il ne s'agit, en aucune façon, d'un documentaire, d'un film néo-réaliste, naturaliste à la manière de Kenneth Loach - même si l'envers du décor, celui du conte virant au cauchemar, n'en est peut-être que plus fort encore. Il y a d'abord l'outrance, propre à Russell, dans la violence, dans la crudité extrême des situations, dans son approche toujours plus brutale du sexe - mais qui passent cette fois-ci encore plus par les mots que par les images. Il y a aussi l'interprétation réellement originale et totalement remarquable de l'héroïne proposée par Theresa ... Russell. La réussite du film tient d'abord à la fusion de leurs deux talents. Et le discours distancié, parfois surjoué, parfois totalement désabusé, dans un au-delà du cynisme à la fois très drôle et assez terrifiant renvoie de la façon la plus frappante (sinon la plus réaliste) à la réalité la plus glauque - même si on est, effectivement, très loin d'un documentaire. Et c'est lors des flash-backs, dans l'évocation du désastre de sa vie, mais aussi des autres moments, son fils qui lui a été enlevé, ses amours interdites et ses amitiés, sa découverte d'un livre (Animal farm) brûlé par le maquereau, que Theresa Russell fait passer une gamme infinie d'émotions et d'humanité, entre rires, larmes, effondrements contenus ou pas, peurs, espoirs ... C'est dans ce contraste absolu et si bien rendu que le film trouve toute sa force.

Dans cette perspective, le personnage terrifiant du maquereau (Benjamin Mouton) apporte le meilleur des contrepoints. Et son discours sur sa petite entreprise, également offert en direct à la caméra, traduit bien cette (con) fusion assez magistrale entre réalité, cynisme et spectacle :
" ... Je paie leurs fringues, je paie leurs bilans de santé, je paie leurs capotes, même à prix de gros, c'est pas donné ... Avec des employés et des gens comme moi pour gérer, je suis ... un entrepreneur-né ... Si c'était illégal d'exploiter les gains des autres la bourse fermerait demain et les agences d'intérim tomberaient pour proxénétisme ... Je suis une agence d'intérim ..."

Whore est un très bon film. Ses excès, ou mieux sa grande finesse dans les excès, feront peur, tant aux producteurs qu'aux spectateurs. Ken Russell n'aura plus dans les dix années qui suivront l'occasion de travailler pour le cinéma. Et Theresa Russell ne trouvera jamais le grand rôle (elle est effectivement excellente dans son rôle de mante religieuse dans la Veuve noire, mais le film est très médiocre) que son talent aurait mérité.

Clap de fin et chant des cygnes.

On croise aussi dans Whore des silhouettes inattendues, Antonio Starsky and Hutch Fargas, dans le rôle (excellent) de l'ami rasta, pour le moins déglingué ; Jack Nance (celui aux cheveux d'Eraserhead) et même Danny Trejo en tatoueur (les prostituées sont marquées comme les vaches des westerns) ...

Un parking souterrain très sombre, un long travelling, où la silhouette de la femme en train de marcher, est tour à tour dissimulée par les gros piliers puis redécouverte, avant de s'éloigner de la caméra et du spectateur, au moment où elle est captée par une longue trouée lumineuse ...
pphf

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20
3

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