La Vie d’Adèle a fait couler beaucoup d’encre. Réalisateur tyrannique, actrices et techniciens maltraités, scènes de sexe interminables, sortie jugée politique selon certains… Tout cela a malheureusement fini par éclipser la beauté de ce film et le brio de Kechiche


Risque de spoilers
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« Je suis femme et je compte mon histoire »



Kechiche a clairement exprimé son ambition pour ce film, dans des interviews : montrer, avec le plus de vérité possible, la vie d’une adolescente moyenne, transformée par une relation amoureuse. Dit comme cela, on s’attend à voir un film quelconque, sur un sujet éculé et inintéressant. Sauf que Kechiche a une approche très particulière dans son traitement du sujet. Il décortique, pendant près de trois heures, la vie de la jeune Adèle, avec un réalisme sidérant : ses cours sur Marivaux et La Princesse de Clèves, ses repas avec ses parents, ses trajets en bus, son sommeil, ses déjeuners avec ses amies du lycée etc. Les scènes donnent parfois l’impression d’avoir été totalement improvisées, tant les dialogues sonnent « vrais ». Va-t-on au cinéma pour voir la vérité ? La question se pose. Mais quand il s’agit de la montrer, Kechiche excelle.


En montrant une vie de façon aussi réaliste, Kechiche permet à son spectateur de s’identifier à Adèle, qui est littéralement de tous les plans. Gros plans, même. On ne nous épargne rien : la morve d’Adèle, ses pleurs, sur sa bouche lorsqu’elle mange, sur à peu près toutes les parties de son corps. Cela peut irriter, mais on ne peut nier l’ambition et l’originalité de Kechiche, lorsqu’il tente de montrer, simplement et de façon quasi exhaustive, la vie d’une adolescente d’aujourd’hui.


Néanmoins, le réalisme a ses limites. Notamment lors de la première scène de sexe entre Adèle et Emma, interminable et à la limite de la pornographie. Adèle, qui couche pour la première fois avec une fille, donne l’impression d’avoir fait cela toute sa vie. Et puis, comment expliquer que Kechiche passe de gros plans, d’ambiances sensuelles et poétiques à cette scène filmée sous une lumière blafarde, en plan large, qui semble être uniquement l’expression des fantasmes de l’homme hétérosexuel derrière la caméra ? Il était intéressant, sur le papier, de vouloir montrer tous les aspects de leur relation, y compris leur vie sexuelle mais malheureusement, cette scène est tout le contraire de ce qu’elle devrait être. Froide, clinique et voyeuriste.


On ne peut néanmoins nier le génie de Kechiche quand il s’agit de montrer les différentes étapes d’une relation amoureuse, mises en parallèle avec les ouvrages qu’Adèle étudie au lycée. Le point culminant est probablement l’extraordinaire scène de dispute entre Adèle et Emma, qui donne littéralement l’impression d’être dans la même pièce qu’elles et d’assister, impuissant, à leur rupture. Les actrices sont absolument extraordinaires. Oui, même Léa Seydoux, qui peut parfois être horripilante. Kechiche les a manifestement poussées dans leurs retranchements. Il compte sur l’épuisement des actrices et l’épuisement de son spectateur, grâce à cette scène qui n’en finit jamais mais qui est incroyablement efficace. Comme quoi, refaire faire 40 fois une même scène et être un réalisateur exigeant ont leurs mérites.


La Vie d’Adèle est une ode à la jeunesse et à la liberté. Contrairement à Emma, engluée dans son travail qui lui prend tout son temps, obsédée par l’appréciation des autres vis à vis de ses oeuvres, Adèle vit comme elle l’entend, choisit ce qu’elle veut vraiment faire, en dehors de toute pression sociale. Kechiche la décrit comme « un idéal féminin, dans le don de soi, surtout une femme libre ». Dans une discussion autour de Sartre et Bob Marley (!), Emma énonce le principe qui régira la vie d’Adèle : « On peut décider soi-même de sa vie, sans aucun pouvoir supérieur ». Cette scène ancre également la différence sociale entre Emma et Adèle, qui sous-tend leur relation et mène en partie à leur rupture.


Les parents d’Emma mangent des huîtres et boivent du vin blanc, ceux d’Adèle mangent des spaghettis (la bouche ouverte) devant Question pour un champion. La différence sociale est peut-être montrée un peu trop schématiquement mais donne lieu à des scènes comiques, dans un film plutôt grave. Les rencontres avec les parents semblent plus vraies que nature. Que dire de ce dialogue…



Emma (à propos de son petit ami qui n’existe pas) : Il travaille dans
le commerce. Parents d’Adèle: Ah, c’est bien ça, c’est rassurant. Si
on veut être un artiste, on a intérêt à avoir un conjoint qui assure
derrière.



Autre scène qui montre bien les différences entre les deux jeunes femmes: la soirée chez Emma, durant laquelle elle parle de Schille (« Je travaille sur la morbidité chez Schille », ceci étant le sujet le plus original qui soit…) et de Klimt avec ses amies très prétentieuses, tandis qu’Adèle a un dialogue bien plus spontané et plus terre à terre avec un ami d’Emma, autour du travail de ce dernier.


Quant à l’engagement du film… Certains se sont plaint de la sortie trop « politique » du film. Sachant que les gens qui se plaignent de cela sont souvent précisément ce qui n’ont pas vu le film… Je me souviens d’ailleurs d'une élève de classe préparatoire, qui s’était offusquée de l’attribution du prix à Cannes. Elle disait que c’était uniquement un choix politique et en faveur du mariage pour tous (elle était contre). Vous vous en doutez: elle n’avait pas vu le film (Et oui, ma prépa était un endroit particulièrement sympathique....)


Si elle l’avait vu, elle se serait peut-être rendue compte que ce n’est pas un film militant mais une grande oeuvre artistique. Kechiche montre un couple homosexuel, oui, mais comme il aurait montré un couple hétérosexuel. L’homosexualité d’Adèle n’est jamais vraiment traitée en tant que telle, si ce n’est dans la scène citée en début de cet article. On ne voit jamais son coming out, on n’est d’ailleurs pas sûr qu’elle l’ait fait. Comme l’a bien dit Kechiche: « Je ne vois pas de différence entre couple homosexuel et couple hétérosexuel. A partir du moment où les gens s’aiment… Je voulais exprimer de l’amour entre deux personnages. » En choisissant de montrer l’homosexualité d’Adèle comme quelque chose d’ordinaire, qui ne pose pas débat dans le film, Kechiche réalise un film universel sur l’amour.

Clairette02
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le 7 avr. 2016

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Clairette02

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