Voici donc la Palme d'Or 2013. L’adaptation-fleuve, controversée, polémique de ce qui semblerait être un chef-d'oeuvre du roman graphique lesbien, Le Bleu est une Couleur Chaude. Un long-métrage érigé en phénomène de société avant même sa sortie en salle, dont la presse toujours en quête de sensationnel nous a rabattu les oreilles ces quatre derniers mois. On a tout lu sur la scène de cul de sept minutes. Sur la présence ou non de prothèses de plastique entre la langue d'une actrice et le clito de l'autre. Sur Abdellatif Kechiche, caricature du cinéaste enfoiré, mégalomane et manipulateur, comme si le cinéma n'avait jamais eu de tyran imbuvable. Très bien ! Tout cela aura au moins rendu curieux. Il semblerait d'ailleurs que ce petit manège a fonctionné commercialement ; on le saluera donc, qu'il ait été un peu, à moitié, ou bien moultement orchestré entre le réalisateur, ses deux actrices revanchardes, et son équipe technique vraisemblablement traumatisée. Parce que le cinéma, c’est aussi du business.

Positionnons-nous franchement dès le début, histoire d’éviter tout malentendu : La Vie d’Adèle est un film grotesquement surestimé, dont l’auteur de ces lignes pourrait ajouter qu’il ne mérite pas sa Palme d’Or, si seulement il prêtait la moindre espèce de valeur à la mascarade cannoise.

Maintenant que c’est dit, on peut s’attaquer à la « vraie » critique. Vous l’avez compris, votre serviteur ne se joindra pas au concert d’éloges hyperboliques… mais sa critique n’aura pas le loisir de la descente jouissive et en règle, puisqu’il est loiiiin d’avoir détesté le film d’Abdellatif Kechiche. Que peut-il dire de bien pour commencer, déjà ? Ah oui : que La Vie d'Adèle n'ennuie pas réellement en trois heures de métrage ! Dans un cinéma français gangrené par l'apathie auteurisante, c'est déjà admirable. Les raisons premières sont à trouver du côté de son interprétation, juste de bout en bout, et de son sens du dialogue qui sonne généralement juste, comme c'était déjà le cas dans le sympathique La Graine et le Mulet. Attention, l’auteur de ces lignes ne tombe pas dans le panneau du réalisme comme justification de toutes les platitudes : NON, dire que "c’est pareil dans la vie" ne constitue pas un argument recevable (et fort heureusement pour la civilisation). La sauce Kechiche ne prendra pas à tous les coups, loin de là : voir certains personnages à la limite de la caricature France Télévision, comme le meilleur ami gay, ou encore les parents des deux filles (d’un côté, les classe moyenne un peu bas de plafond qui mangent des pâtes et parlent de responsabilités ; de l’autre, les bobos hipsters qui ne veulent surtout pas faire leurs cinquante piges, mangent des huîtres, et disent que tout baigne ma louloutte). D’ailleurs, dans ce qu’Abdelatif Kechiche a gardé des sept cents heures de rushes de La Vie d’Adèle (!), rien n’existera vraiment en dehors des deux héroïnes : aucun personnage du premier chapitre ne survivra au second (les parents des deux filles comptant parmi les victimes), et à l’intérieur de chaque chapitre, très peu bénéficieront de plus de deux ou trois scènes consistantes. Mais cette économie PEUT ne pas poser de problème rédhibitoire, à condition que la caméra engloutisse ses héroïnes, les gobe toutes crues, pour ne plus avoir faim (elles ont des formes, donc ça devrait aller). Et c'est le cas, originalement : leurs premières scènes, la première apparition de l'une à l'autre, le premier échange gauche, la première discussion réelle, fût-elle une enfilade de lieux communs par des gamines en mode épate, tout brille d’un naturel généreux, et d’une simplicité de première réalisation. La petite nouvelle Adèle Exarchopoulos, à défaut de rayonner d'intelligence et d'élégance ("ok, mais plutôt un kebab"), remplit le cadre de sa spontanéité désarmante et sort grandie de sa cohabitation avec l’objectif omniprésent et intrusif de Kechiche (l’effet de proximité est réussi dès lors que l’on sait la position dans laquelle l’héroïne aime dormir, ou encore que son nez coule d’une seule narine…) ; quant à la magnifique Léa Seydoux, dont l’auteur de ces lignes est un fan désespérant (aaah Les Adieux à la Reine !), elle se révèle plutôt crédible en objet de fascination pour lycéenne paumée. Étant données les ambitions du récit, réussir cela était déjà un challenge.

Mais ces considérations d'ordre cérébralo-scientifique ne sont pas ce qui intéresse en premier lieu une partie substantielle de nos lecteurs, si vous voyez ce que je veux dire. Le cinéma peut être un art de voyeur ; de fait, le tort du voyeur sera toujours partagé dans un flou artistique du plus bel effet. Tâchons au moins d’être productif, et d’attaquer le semi-échec du film à travers son sujet de controverse principal ; the elephant in the room, comme disent les rosbeefs : la "fameuse" scène de fesse de sept minutes (sept minutes auxquelles s’ajouteront par la suite, dans le premier chapitre, une poignée de scénettes plus ou moins généreuses, enrichissant la réjouissante variété des positions sexuelles pratiquées par nos héroïnes). Le pervers pépère aura du mal à dissimuler son enthousiasme sous un sérieux sobre et incorruptible pour plusieurs raisons : petit a, les nanas sont des chiennasses ultra-bonnes (ça marche, comme expression ?) ; petit b, elles ne portent aucun habit ; petit c, elles donnent du leur et pas qu'un peu ; et petit d, la caméra s’est très clairement laissée aller, à peine rattrapée dans ses ardeurs par un travail de montage lui aussi complaisant (à quelques reprises, on se dira "ah ouais quand même !"). Seydoux et Exarchopoulos ne savent pas toujours quoi faire de leurs quatre mains, et les claques sur les fesses finissent par être un peu ridicules (c’est là qu’on voit que rien n’était chorégraphié), et des spécialistes pourront toujours dire que ces ébats sont davantage des fantasmes de mâle standard que des fidèles reproductions de l’amour lesbien, mais l’ignorance peut parfois être une bénédiction. De fait, l’odieux ingrat qui ira se plaindre de la longueur de la scène et de la générosité des autres petites méritera une sérieuse remise en question de son hétérosexualité.

Histoire de dire à quel point on en voit de toutes les couleurs, le dernier étalage de cul aussi flagrant dans le cinéma mainstream doit remonter au somptueux Lust, Caution d’Ang Lee. Seulement voilà : les scènes de sexe de ce dernier étaient autrement mieux filmées. On ne demandait pas à Kechiche quelque chose d’aussi millimétré et précieusement photographié (l’éclairage de ses scènes à lui est plutôt faiblard) ; simplement de savoir où mettre sa caméra. Et là, force est de constater que le gars s’y est un peu pris n’importe comment, enchainant dans le désordre les chapitres du Kama-Sutra, sous des angles parfois assez foireux. C’est sans doute ça, le risque avec une loooongue scène de sexe : à un moment, la longueur est telle qu’on bascule du répertoire mainstream au répertoire érotique, où le spectateur décide, du coup, qu'il veut en voir plus. Le pervers pépère regrettera d’avoir trop vu un coup, pas assez le coup d’après. Encore une fois, il ne se plaint pas ; il est juste frustré de ne pas avoir encore atteint le Nirvana.

Par ailleurs, on peut avancer que les scènes de sexe de Lust, Caution étaient surtout autrement plus justifiées, duels intenses et furieux où se mêlaient désir et défiance, pulsions de vie et pulsions de mort... alors que dans La Vie d’Adèle, c’est juste du cul pour du cul. Ou bien… a-t-on tort d’avoir un avis si arrêté ? Voilà une question dont la réponse pourrait influencer d’une étoile notre note : l’étalage de sexe de La Vie d’Adèle trouve-t-elle sa justification dans le fait qu’il s’agit avant tout d’une histoire de cul commettant l’erreur de se croire histoire d’amour ? Dans ce cas, le film en sortirait plus équilibré. Dans le cas inverse, on aurait toujours du cul pour du cul.

Le problème, c’est qu’un meilleur équilibre ne sauverait pas pour autant le navire de l’océan de banalité dans lequel il barbotte, file, et chouine allègrement : en comparaison du premier chapitre où se posait le mystère flamboyant, naissait la passion torride, etc., le second est terriblement faible, surlignant combien le rapport du spectateur au film est essentiellement visuel, de la même façon que le couple Adèle/Emma se construit essentiellement sur le tripatouillage de lolos. Un peu à la manière du Closer de Mike Nichols, La Vie d’Adèle serait donc un film sur l’attirance sexuelle que l’on prend à tort pour un récit d’amour fou ?

Nous en sommes là, en tout cas : dans le fond, rien de ce que raconte Kechiche n’est pas bien passionnant. On le trouve jolies, toutes les deux ; on apprécie leurs échanges triviaux et leurs errances existentielles parce qu’elles les jouent généralement bien, et au diapason ; mais on a déjà vu ça mille fois ailleurs, tant leur couple n’a rien de profondément original, ni même intéressant. À l’aise avec ses actrices/victimes, Kechiche ne livre pas pour autant une réalisation suffisamment riche pour compenser la vacuité de son propos (la vie, c'est dur, etc.) : à l’exception de quelques petites expérimentations de ci, de là, elle se résumera presque intégralement à une succession de champs/contre-champs basiques et de gros plans en longue focale, qui attaquent dès les premières minutes. On aurait aimé voir quelques décors…

Voilà sans doute la vraie tragédie de ces lignes sur La Vie d’Adèle : on peine à voir l'histoire définitive d'amour absolu tant louée par les critiques, dont l'unanimité a, comme toujours, quelque chose d'un peu gênant. Fille A, jeune et paumée, rencontre Fille B, plus âgée, expérimentée, libre, et bleue ; Fille A couche avec Cheveux Bleus, techniquement pas sa première expérience sexuelle mais c’est tout comme, et du coup, totale osmose, comme dans les films, malgré leurs différences de tempéraments et de centres d'intérêt ; quelques temps plus tard, alors qu’elles vivent en couple, Fille A s’en va couchailler en douce avec un garçon parce qu’elle se sent trop différente de Cheveux Bleus, qui est d’ailleurs redevenue blonde, juste pour dire ; très rapidement après, Cheveux Bleus redevenue blonde la prend la main dans le sac à main, et la largue comme une vulgaire sagouine ; résultat, Fille A pleure, et personne ne se mariage pour tous heureux, sans compter zéro chance de PMA dans l’affaire.

On met l’accent sur la décoloration d’Emma parce qu’elle est une illustration assez éloquente de la superficialité que nous pointons du doigt ici. Dans le premier chapitre, Emma est un personnage fantasque (cf. ses cheveux bleus) et insaisissable (elle part un peu à l’aventure) qui fascine irrémédiablement la timide Adèle ; quand arrive le second, Emma s’est transformée en blonde rasoir obsédée par sa carrière (niveau sex-appeal, on voit la différence entre la Seydoux de Grand Central et celle-là), tandis qu’Adèle, elle, n’a pas vraiment changé… jeune, sortie trop jeune du berceau, d’où la tromperie pas très consciente, et tout ce qui en résulte de très prévisible. Le bleu était le nouveau, l’émerveillement ; une fois disparu, il ne reste que la routine. Or, cette routine était condamnée d’avance, tant il est très rapidement clair que les deux filles n’ont pas grand-chose à se raconter, la première étant une caricature de bobo sophistiquée passant sa vie à déblatérer des insanités savantes sur tel philosophe et tel sous-courants de peinture, et à commenter la qualité de tel vin blanc, tandis que l’autre est… à peu près l’inverse, plus à l’aise avec un jeune acteur reubeu rouleur de mécaniques qui lui parle de bouffe et d’Amérique. Hors le plan cul, Emma et Adèle ne partagent pas grand-chose : une poignée misérable d’échanges sur Sartre et la pop-culture, deux dîners chez les parents (sitôt découverts, sitôt repartis)… on a connu plus compatibles comme couples, et encore, l'incompatibilité n'est pas le seul problème.

Puisqu’il ne se construit pas grand-chose lors de ce premier chapitre, le second n’a pas grand-chose à détruire (sinon nos nerfs et nos tympans lors d’une scène de rupture aussi sommaire qu’hystérique). Du coup, on s’ennuie un peu. Cette banalité que l’on veut faire passer pour du réalisme inébranlable aurait moins aisément transparu dans un film bien plus court. Considérant sa longueur et son contenu, La Vie d’Adèle aurait en effet très facilement pu durer trente à quarante cinq minutes de moins sans rien perdre de son propos (commencer par virer les branlettes calamiteuses sur Marivaux et Sartre aurait été un bon début…), si seulement Kechiche s’était souvenu de sa paire de ciseaux au montage, au lieu de laisser bon nombre de scènes dépasser leur date de péremption.

En d’autres termes, La Vie d’Adèle est un film joli bourré de qualités qui le dissocient du lot, Kechiche grand directeur d'acteur sachant capter les grands moments d’acteurs, et conférer à ses scènes de dialogues triviaux une organicité rare, qui fait passer les pires lieux communs ; mais c’est aussi un film parfois vite torché et par trop nombriliste, dont le récit s’avère, comble du comble, "trop simple" pour être universel. Y voir "la plus grande histoire d’amour du cinéma" relève soit de l’hallucination dans sa définition psychiatrique, soit du fanatisme pur, de ceux qui mènent à la création de goulags. Ou bien juste de l’embrigadement collectif. Allez savoir. Il est difficile de nier sans mauvaise foi les motivations politiques de cette Palme, décernée dans un contexte d’abrutissement médiatique pro-"mariage pour tous", borderline soviétique : il y a fort à parier que La Vie d’Adèle n’aurait pas bénéficié d’un accueil aussi babylonien si le couple du film avait été moins… disons, minoritaire.

Ceci étant dit, il est injuste de juger un film en fonction de sa réception critique. En l’état, La Vie d’Adèle a l’intelligence de ne pas porter de message. Tout du moins, rien qui ne donne l’impression de s’être encarté avant d’entrer dans la salle obscure. Il raconte une simple histoire d’amour, qui aurait tout aussi bien pu se passer entre un homme et une femme (un cadre de la LGBT au téléphone me demande d’ajouter « ou encore un homme et un autre homme »). Que cette approche serve in fine la cause gay ou non importe peu. Seules comptent les fesses de Léa Seydoux. Et se souvenir que le Festival de Cannes n'est pas nécessairement un ami qui vous veut du bien.
ScaarAlexander
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le 12 oct. 2013

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Scaar_Alexander

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