Il est certain que ce n’est pas le film qui me fera aimer Star Wars. Je n’ai jamais eu de grande estime pour la saga culte alors quand j’apprends que les deux films sont sortis en même temps en salle aux Etats-Unis (le Lucas débarquant sur les écrans français quatre mois plus tard, tandis que les fans de Friedkin devaient en attendre dix-huit) et qu’évidemment l’un a dévoré l’autre, et par la même occasion orienté un virage hollywoodien, celui que l’on connaît aujourd’hui, enterrant ces productions folles et audacieuses, je suis profondément malheureux. Sorcerer était un cinéma qu’on ne faisait pas et c’est un cinéma qu’on ne fera plus. Un cinéma de genre, sans genre. Ovni unique, désabusé, déconstruit, brut, sale, dépourvu de coquetterie et de schéma narratif ordonnancé et systématique. En l’état, le seul film qui s’en rapproche un peu, dans la respiration, je pense que c’est The thing de Carpenter. C’est sans doute les deux plus beaux films de genre de tous les temps, en fin de compte.

On a parfaitement en mémoire le film de Clouzot, dont le film de Friedkin en est le remake ou plutôt il est une nouvelle adaptation du roman d’Arnaud comme Le salaire de la peur l’était vingt-cinq ans avant lui. Sorcerer est forcément moins haletant puisque l’on connaît déjà les rouages, ce qui lui permet de surprendre ailleurs, dans sa qualité de mise en scène notamment, usant d’un dispositif aussi bien emprunté au cinéma d’espionnage qu’à ceux des films d’aventures ou d’action. Friedkin désamorce un peu tout. Il ouvre des pistes et les referme, déplaçant l’épure de l’opus de Clouzot. Il la déplace mais ne l’enterre pas. Quand ce dernier optait pour la sécheresse du suspense, accentuant les séquences de moments délicats de façon à ce qu’elles deviennent des sommets du genre (virage sur le bois pourri, la traversée de la boue, l’explosion du rocher) Friedkin préfère créer une ambiance étrange, à la lisière du fantastique, en variant les angles et en ayant recours à la musique ensorcelante de Tangerine Dream, créant un voyage vers l’enfer, dont on ne sait jamais temporellement où nous nous situons, supplantant le jour à la nuit, les roches vallonnées à une immense jungle luxuriante, le soleil brûlant à une pluie cordée. On gardera bien entendu en mémoire la fameuse scène du pont suspendu mais pas nécessairement pour les mêmes raisons qu’on est marqué par une scène similaire dans Le salaire de la peur. Friedkin crée moins l’essence du suspense qu’il ne produit de la folie. On ne se cramponne plus aux accoudoirs du canapé, on est ballotté par les éléments, au gré des rapides et du vent, entre boues et poussières.

C’est vrai, le film de Clouzot semble bien propre comparé à la rudesse du Friedkin, dont on a l’impression d’en sortir crotté. Le film de Friedkin est une version crasseuse du classique de Clouzot. On y transpire, on y dégouline de flotte, on y piétine dans la boue. Et les camions sont magnifiques, machines diaboliques transportant en elles déjà cette saleté et cette violence, monstres sur roues rappelant inévitablement celui du Duel de Spielberg. La couleur offre une immersion plus forte, accentuant les contrastes, elle permet surtout de mettre en valeur cet espace, entre longs chemins sableux et forêt menaçante, ce qui manquait un peu dans Le salaire de la peur, Clouzot préférant régulièrement cadrer dans la cabine des véhicules plutôt que de les montrer se faire dévorer par le paysage. En ce sens, le titre original est bien plus proche de l’atmosphère que le film renvoie comparé à ce banal titre français calqué sur la seule dimension de remake comme s’il était impossible, en France, de se séparer de ses réussites. Les deux films adaptent le même récit, cela suffit à en faire des œuvres relativement proches, au moins au niveau de l’histoire, inutile de les accoler comme si le Friedkin dépendait du Clouzot. Enfin qu’importe, on peut aussi penser à une stratégie commerciale, une stratégie de repli, tant Sorcerer fut un naufrage lors de sa sortie outre-atlantique.

La seule chose que je pouvais reprocher au film de Henri-Georges Clouzot, c’était sa mise en place, archi statique, qui n’avait pour but que de nous faire apprivoiser les personnages, sans pour autant les rendre trop aimables. Bien que par moments un peu longuets dans les enchaînements ronflants de cette première heure, qui existe pour savourer le rythme entêtant de ce qui suivra, on peut le considérer comme légitime pour considérer cette aventure et ces quatre destins à part entière. On ne peut néanmoins s’empêcher de préférer se retrouver dans le camion de Montand et Vanel dont les personnalités sont beaucoup plus développées. Le suspense fonctionne aussi énormément grâce à cela. Ici, l’existence de cette séquence d’exposition en quatre mouvements (et en plusieurs langues) et l’absence de séduction lors de l’approche des personnages en Colombie, place le spectateur dans une curieuse posture : il n’a guère idée de l’identité du dernier survivant comme c’était le cas dans le film de Clouzot qui centrait le récit sur Yves Montand. Inutile de centrer quoi que ce soit d’ailleurs, c’était Montand, c’était déjà un centre à lui seul. Sorcerer s’affranchit d’élément central et l’absence d’une grosse star est finalement une aubaine. Steve Mc Queen, initialement pressenti, aurait nettement perturbé l’équilibre.

Dans Sorcerer, tout est différent. Le film ne démarre pas dans un bidonville sud américain, mais aux quatre coins du monde, puisqu’il met en exergue ces quatre destins et donne une introduction pour chacun avant de les lier dans le village perdu puis lors du voyage suicidaire. Nilo, un tueur à gages, dont on ne sait rien et dont on ne saura rien. La fascination pour ce personnage existe justement parce que l’on apprendra absolument rien de lui, homme de l’ombre, qui déambule tel un tueur, partout où il se trouve. Kassem, terroriste palestinien, qui échappe de peu à une rafle de Tsahal. Scanlon, petit truand persécuté par la Mafia, dont le dernier braquage se solde par un accident de voiture. Monzon, un banquier probablement en pleine faillite frauduleuse, qui échappe aux balles. Tous s’en sortent, tous fuient leur réalité pour s’enfoncer et se cacher au fin fond d’une Colombie démunie et se retrouvent par coïncidence embarqués dans une aventure dangereuse consistant à transporter par les routes – un hélicoptère ne supporterait pas le voyage – des explosifs piteusement conservés à tel point que le moindre choc pourrait tout faire péter. La nitroglycérine était belle dans Le salaire de la peur, bien disposée dans des bidons d’acier. Elle prend, dans Sorcerer, l’aspect de vieilles caisses remplies de bâtons de dynamite qui suintent le liquide explosif. La crasse s’infiltre absolument partout.

Si l’on apprend un peu des personnages dans cette introduction en étoile, Friedkin n’en fait jamais des héros, ils resteront des petites ou des grandes frappes, éternels salopards qui échappent d’abord à la mort pour mieux y plonger ensuite, comme ensorcelés, de façon aussi expéditive qu’absurde. Monzon et Kassem auraient pu succomber à des attentats, ils disparaîtront dans l’explosion de leur camion à cause d’une cruelle crevaison. Clouzot n’expliquait rien de cette explosion, seule restait une détonation, un nuage de fumée et un morceau de route sinistrée. C’était une scène magnifique, entièrement vécue du point de vue du second camion. Friedkin en tire autre chose, montrant l’accident, dans un instant particulièrement suspendu de manière à renforcer le caractère absurde d’un destin qui s’acharne, alors que nos loustics venaient de franchir un pont instable et apparemment infranchissable. Aussi, Lino assassine froidement un homme et se fera assassiner froidement par des pilleurs sur les chemins caillouteux laissant Scanlon, seul héritier du butin, dont il ne profitera guère puisque dans une ultime séquence, les mafieux à ses trousses au début le retrouvent dans le village où il offrait une danse à une femme avant de s’envoler en avion. Les personnages meurent comme ils auraient préalablement dû mourir, en somme. Le totem à l’ouverture évoque d’emblée une dimension satanique, que le titre, glissant au travers de l’écran, confirme aussitôt. Le destin leur accordait un répit, transformé en purgatoire via ce voyage initiatique où d’initiation il ne leur reste que le voyage vers la mort.

Chez Clouzot il y avait de la sympathie forcée pour les personnages et une solidarité exemplaire. Ils voyageaient à quatre. Ici ils sont quatre mais voyagent seuls. Un moment donné Scanlon évoque l’éventuel échec du second camion, se réjouissant de toucher deux fois la prime. Et c’est cette façon de mettre en scène ces quatre destins qui transcendent leur aventure. Etres égarés plongés dans un chaos encore plus grand que celui auquel ils faisaient face jusqu’à maintenant. Les personnages n’ont plus de repères. Where am I going ? répète Scanlon. Et le spectateur n’a plus de repère non plus. Le film ne ressemble à rien de déjà vu. Il y a une espèce d’adéquation parfaite qui se crée, le vertige absolu.
JanosValuska
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le 10 déc. 2013

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JanosValuska

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