Les films de Renoir ne me transportent jamais, même si je les trouve intéressants. Mais c'est en voyant "Le crime de monsieur Lange" que j'ai réalisé leur originalité.
Elle tient principalement au fait que Renoir aime multiplier les personnages, car ce qu'il filme le mieux à mon sens, c'est la manière dont une communauté, un groupe plus ou moins grand de personnes habitent dans un cadre matériel précis.
Et ici il s'agit du personnel d'une petite maison d'édition, dans la cour intérieure d'un immeuble parisien, qui cohabite avec une petite entreprise de blanchisserie tenue par Mme Valentine (Florelle).
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J'écris là mon impression finale, mais c'est faux. Le film commence comme un film noir. Une voiture s'arrête devant une auberge. Un gars en sort avec un couple, leur dit : voici la frontière, à quelques kms, c'est la liberté. Le couple s'arrête à l'auberge. La radio parle d'un meurtrier recherché. Un gamin idiot se doute que c'est l'assassin qui vient d'entrer, veut appeler les flics. La jeune femme sort, décide de tout raconter, après quoi les auditeurs pourront dénoncer Lange s'ils le veulent. Belle situation créant un suspense, éminemment littéraire, trop rare au cinéma.
Pour résumer, Lange est l'employé de M. Batala, un gredin obsédé par les femmes qui dévore l'argent que lui donne ses clients au lieu de payer ses fournisseurs. Une sorte d'escroc pervers qui ne quitte jamais ses proies des yeux en les noyant sous un flot de paroles mielleuses. Devant s'acquitter d'un engagement publicitaire, Batala publie le roman que Lange écrit en secret, "Arizona Jim", mais y insère grossièrement des placements de produit. Plusieurs triangles amoureux se nouent, puis Batala est donné pour mort dans un accident de train. Ses créanciers se jètent sur l'entreprise, qui devient une coopérative. Grâce à Lange, la coopé fait un carton. Mais quand Batala revient, alors qu'on discute d'"Arizona Jim, le film", Lange sent le danger et décide d'assassiner le salaud (déguisé en abbé).
Retour à l'auberge. Derniers plans sur le couple laissant des traces dans le sable.
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Beaucoup d'éléments mémorables dans ce film, dont les personnages sont tellement attachants que je n'ai pas scruté de manière aussi chirurgicale que je l'aurais voulu les mouvements de caméra, mais si les essais de Renoir à la caméra subjective en voiture sont moyens, ses mouvements à la grue utilisent au maximum les ressources de la cour intérieur de l'immeuble. On trouve aussi un travelling avant sur le visage d'Estelle, la jeune blanchisseuse, alors que Batala s'approche d'elle, qui illustre parfaitement la prédation sexuelle du personnage. Au niveau du son, Renoir s'efforce toujours de donner un effet "prise de son réelle" : les voix se chevauchent parfois, comme dans la vraie vie, cela dit le son des micros de l'époque reste atroce.
A noter que Nadia Sibirskaïa, qui joue Estelle, a le même type de rayonnement que Gene Tierney. Et que René Lefèvre et Florelle forment un couple très touchant. On s'habitue peu à peu à la voix fluette et involontairement amusante de Lange, et les éclairages sur son front sont parfaitement travaillés.
Je termine sur la violence sociale, encore frappante ici, au détour d'une scène. Renoir dépeint ici la corruption sans concession. Si elle est "bigger than life" sous les traits de Batala, l'anecdote d'Estelle qui raconte avoir manquée être violée par un bourgeois qui s'en est ensuite tirée grâce à sa respectabilité rappelle des moments assez durs de "Boudu".
"Le crime de monsieur Lange" n'a pas vieilli, même si c'est un cinéma fort différent de ce lui auquel nous sommes habitués aujourd'hui.